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lorsque la flamme, dès l’aube, les a quittés et qu’ils ne tendent qu’à adapter aux sollicitations courantes un mécanisme déjà dénaturé, quoique prévu pour d’autres fins ; quand la coopération n’est plus qu’une canalisation ingénieuse et moderne des aspirations du prolétariat vers les normes du capitalisme… Partie sous de tels auspices, l’œuvre devait périr ‒ et elle est morte, nonobstant l’affaire qui perdure ‒ dans l’impasse où la menait son évolution logique. Et nous devions revoir, là aussi, ce couronnement : le hissement final d’une caste opulente sur l’éternel bétail besogneux…

Tel que nous le connaissons, le Familistère apparaît surtout, à notre époque et dans l’ordre et le cadre bourgeois où le situent son organisation générale et son mode de répartition, comme un formidable édifice de coopération. Il enseigne ainsi que, dans la société présente, dureront, plus que les coopératives socialisantes qui ne sont qu’un capitalisme sans tête, celles où, appuyées sur les étais solides des statuts, des administrateurs pourront se conduire en patrons. Mais, si puissant soit-il en ses réalisations matérielles, et si original en quelques tendances, si florissante commercialement que se révèle une production appuyée sur une technique supérieure, si important qu’apparaisse, en dépit de tares innées et s’aggravant, son bilan d’institutions, le Familistère s’inscrit en courbe fléchissante sur le tableau des espérances du travail, et se dégage, du meilleur de ses intentions et du plus durable de ses créations, la preuve de son insuffisance sociale et de son égarement…

Ce qui élève sur un plan spécial l’œuvre de Godin et en assure, pour longtemps, la répercussion, c’est que ‒ en cette matière vive, changeante et souvent insaisissable qu’interroge la sociologie ‒ elle est une expérience loyale, ardente, ininterrompue, qui dépasse ce que l’on regarde d’ordinaire comme le seul positif de son effort. Et s’il n’a pas résolu ‒ lui non plus ‒ la compression de ces inégalités sociales qui blessent tous les esprits justes et raisonnables et font saigner les cœurs sensibles, il a du moins rassemblé ‒ et les chercheurs s’en souviendront, qui poursuivent la tâche inachevée ‒ des matériaux et des clartés qui sont une contribution précieuse aux fondements ardus de la Cité.

Considérations générales
Le problème du Travail et de la Production

Il n’est pas dans notre intention de rabaisser la valeur, tant intrinsèque qu’éducative, de l’association de production, ni de préjuger de la désirable substitution, dans une société de l’avenir dont rien ne révèle la proximité, de « l’administration des choses au gouvernement des hommes » selon la formule de Godin. Nous voulons même accorder que ce mode d’association « représente l’effort le plus heureux de l’esprit démocratique pour résoudre le problème de l’organisation du travail (J. P.) sans aller cependant, après l’exemple caractéristique qui nous permet d’en inférer à l’insuffisance des formes actuelles, jusqu’à dire que « le mécanisme de l’association est impeccable » ‒ et vérifié ‒ « quoiqu’il attende encore » ‒ avec les moyens ‒ « les mains expérimentées qui le mettront en mouvement » (J. P.). Nous n’ignorons pas, certes, combien de systèmes, triomphants dans l’unilatéralisme de leurs abstractions, gagneraient à subir, dans l’anima vili du corps social de telles épreuves riches de lumière. Et qu’ils y apprendraient ‒ leçon précieuse de modestie ‒ qu’on n’y meut pas les forces économiques avec cette souriante aisance qui préside aux manipulations des masses dans l’atmosphère docile de la théorie, et que les dogmes savants de l’économie politique voient se désagréger leur perfection au con-

tact des souveraines et dissolvantes réalités. Mais nous savons assez (n’avons-nous pas vu ?) que les essais isolés ‒ qu’ils soient « milieux familistériens » ou « clairières anarchistes » ‒ restent inséparés, parce qu’inséparables, d’une ambiance générale qui en vicie les principes, en dénature le sens et, tôt ou tard, en annihile les efforts. Et qu’ils sont aussi à la merci de toutes les tares d’individus inévolués, tares parfois assoupies mais toujours renaissantes, en dépit des vouloirs et des convictions. Et qu’ils ne peuvent, non seulement vivre assez selon leur âme pour s’élever jusqu’à être des preuves, mais que les meilleurs ne nous abusent sur leur durée que lorsque nous n’en fouillons pas, sous les apparences, le caractère. Nous voulons cependant caresser un instant l’espoir qu’il soit possible d’apporter à l’œuvre-type du Familistère les redressements nécessaires et les maintenir, et en même temps lui conserver sa viabilité, dans les conditions d’ambiance et de mentalité (pour ne parler que des plus saisissantes) où elle est appelée à évoluer. Nous reconnaissons d’autre part que la Société cherche sa sécurité dans l’équilibre de ces deux activités (production et consommation) de l’unique cellule humaine, activités qui aujourd’hui s’ignorent jusqu’à l’inimitié, et, indifférentes à la mesure de leurs répercussions réciproques, s’épuisent à conquérir, chacune sa part, des avantages que l’autre, inconsciemment, déchire. Nous présumons aussi que le groupement de production n’échappera à l’étranglement des débouchés qu’avec la collaboration solidaire des organisations de consommation, celles-ci appelées à devenir les régulateurs logiques de celui-là. Mais, à supposer (qui ne voudrait vrai ce réconfortant augure ? qui, s’il le croit évitable, est assez criminel pour souhaiter le heurt sanglant des hommes ?) que puisse, par la multiplication des associations de ce genre et leur coordination se réaliser ‒ pacifiquement ‒ cette harmonie économique vers laquelle s’orientent, par des chemins divers, les systèmes au premier abord contradictoires, comment admettre que les ouvriers, même s’ils utilisent « selon la méthode rochdalienne, leur formidable puissance de consommation », parviennent jamais au rachat des instruments de production qui est, dans l’évolution légale prévue par le réformisme, ‒ en dehors d’une nuit du 4 août chimérique ‒ la seule porte ouverte à la possession ? Or, pour porter sa tâche à ses confins logiques, la solution associationniste, tout comme les panacées subversives qui prétendent avec elles à la résorption finale des antagonismes économiques, ne peut se passer du transfert total de l’organisme producteur aux mains des artisans de la production. La difficulté d’une telle opération qui naîtrait de « cette indigence de la classe ouvrière qui ne lui permet pas d’épargner les fonds nécessaires à la mise en train des entreprises » nous ne la voyons résolue ‒ en un demi-siècle ou plus ‒ ni par la coopération, ni par « une organisation meilleure du crédit public ». (Godin lui-même n’a-t-il pas reconnu que « quiconque veut faire avancer son époque doit s’attendre à toutes les résistances, à toutes les persécutions de la part de ceux qui ne pensent pas comme lui ». Et que « parmi ces adversaires, les plus dangereux seront naturellement ceux qui occupent le pouvoir », que « vu leur situation, ils imposeront leur volonté et empêcheront, dans la mesure du possible, les novateurs d’ouvrir la voie où les gouvernements ne veulent pas voir la Société s’engager » (Doc. biog.). Non seulement il apparaît aux esprits clairvoyants que cette difficulté serait insurmontable, même si tout tendait à son effacement, mais ils savent que l’appropriation progressive du travail est, au regard du capitalisme, une incompatibilité, qu’il ne peut souffrir une coexistence qui vise à son