Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/281

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
HAB
889

titution, une propension croissante au renouvellement. Au point de vue psychologique, cette théorie ne rend pas compte de la tendance ou du besoin qui est à la fois le fond même de l’habitude et la caractéristique de l’activité. Elle néglige également l’affaiblissement progressif et l’effacement final des impressions passives, lesquelles semblent témoigner de la nature essentiellement active de l’habitude…

Ces diverses considérations nous amènent à la définition suivante de l’habitude : tendance de l’activité à reproduire les mêmes actes, d’autant plus facilement qu’ils ont été plus souvent produits. On distingue néanmoins deux catégories d’habitudes : les habitudes passives, qui ont plutôt l’apport à la sensibilité, et les habitudes actives qui se rattachent à l’intelligence et à la volonté. L’habitude active est une disposition à reproduire de plus en plus les mêmes actes et l’habitude passive est une disposition à ressentir de moins en moins les mêmes états de sensibilité. Cependant, comme l’observe justement Rabier, cette distinction porte plutôt sur les causes et les effets de l’habitude que sur son essence. On peut citer, comme exemples d’habitudes actives : marcher, danser, faire du sport, etc. Les habitudes du fumeur, de l’ivrogne, appartiennent aux habitudes passives… Descartes, dont on connait l’ingénieux automatisme des « esprits animaux », expliquait l’habitude par la constitution de chemins tracés par leur action mécanique. La physiologie moderne a substitué « l’influx nerveux aux esprits animaux et des processus chimiques expliquent la constitution des chemins. Tout fonctionnement des cellules aboutit à des prolongements qui unissent des cellules à d’autres et créent ainsi des passages, des chemins, condition physiologique de l’habitude » (Larousse).

Voyons maintenant les effets de l’habitude. « L’habitude, dit Ravaisson, exalte l’activité et rabaisse la passivité ». L’habitude accroît l’activité. Tout phénomène qui se produit dans un être, quelles que soient la nature, l’origine de ce phénomène, laisse, en disparaissant, cet être dans un état tel qu’il se trouve moins éloigné de ce phénomène qu’il n’était auparavant. C’est comme un résidu, un vestige de phénomène, tout au moins une trace, un canal qui conduit vers sa reproduction. De là diverses conséquences. L’habitude a deux effets principaux. Elle rend les actes plus faciles ; elle les rend plus nécessaires. C’est d’abord la diminution de l’effort. « Les habitudes sont dues à une limitation des influences subies, à un passage d’une activité diffuse à une activité concentrée. La force de l’organisme, au lieu de se répandre au hasard, se porte entière au point précis où elle est utile. Ainsi l’enfant qui apprend à écrire remue tout son corps ; l’habitude une fois contractée, la main seule entrera en mouvement » (Larousse)… Pour reproduire un phénomène déjà produit, une moindre quantité de causalité est nécessaire. Par conséquent, s’il s’agit d’un acte qui dépend de nous, il faudra moins d’effort : plus l’acte se répète, plus diminue l’énergie dépensée. Et elle ira toujours en diminuant avec les progrès de l’habitude ; à la fin l’acte s’accomplit pour ainsi dire de lui-même. C’est pourquoi, par l’habitude, l’acte devient plus rapide. En même temps, il devient obscur, la réflexion s’en retire de plus en plus, il semble tendre vers l’inconscience. De même, la volonté, nécessaire à la formation de certaines habitudes et d’abord chargée de commander, de surveiller les actes jusqu’à leur complet achèvement, s’en trouve peu à peu dispensée par l’habitude. Quand l’habitude est prise, nous exécutons donc presque machinalement, sans hésitation et avec célérité, les actes les plus compliqués : ils deviennent, en quelque sorte, automatiques…

D’autre part, plus l’acte devient facile, plus deviennent difficiles les actes contraires ou très différents, plus s’accroît par cela même la catégorisation de nos actions,

qui tendent à devenir prisonnières de nos habitudes. L’acte s’exécutant à moins de frais, s’il suffit pour l’amener d’une moindre excitation, il se répétera plus souvent, et s’accroîtra à mesure son aptitude au renouvellement. A l’origine, il fallait faire intervenir notre volonté pour l’accomplir : ce n’est pas trop maintenant de notre vigilance pour l’éviter. La limite de ce progrès, c’est le besoin, la nécessité de l’habitude ; véritable inclination acquise qui a ses plaisirs et ses peines propres dans la satisfaction ou la contrariété. La place conquise par l’habitude dans la vie humaine où elle se renforce d’hérédité et finit par côtoyer l’instinct au point de nous abuser sur son caractère, a fait dire à Aristote qu’elle était « une seconde nature ». Elle en acquiert parfois les tyrannies et l’irrésistibilité… Ainsi, facilité croissante à se reproduire, propension toujours plus grande à agir, telles sont les phases successives par lesquelles passe plus ou moins complètement toute habitude. On aperçoit dès lors les rapports de l’habitude avec l’instinct et la volonté. « Elle part de l’une et aboutit à l’autre par une série indéfinie de degrés intermédiaires. C’est une sorte d’instinct qui succède à la volonté comme l’autre instinct la précède, l’instinct de recommencer ce qu’on a fait, l’instinct de se répéter, de s’imiter soi-même ». Elle paraît ainsi agrandir le champ de nos instincts primitifs, qu’elle seconde et prolonge, affranchit la volonté d’une multitude d’interventions secondaires qui l’accapareraient au détriment de l’aide qu’elle doit apporter à l’effort novateur, libérer l’attention qui, sans elle, resterait attachée aux manifestations les plus banales de la vie.

L’effet de l’habitude sur la conscience est une dégradation. Tout ce qui devient habituel s’affaiblit dans la représentation. En effet, la conscience est proportionnelle à l’intensité et à la durée des actes. Or, nous l’avons vu, par cela même que l’habitude rapproche la faculté ou l’organe de l’acte devenu habituel, cet acte n’exige plus, pour se produire, qu’une moindre dépense de force et un moindre temps. De même toute sensation qui se prolonge devient de moins en moins perceptible pour la conscience. On ne sent plus une odeur que l’on porte toujours sur soi. Le meunier n’entend plus le bruit de son moulin. En ce qui concerne la sensibilité, l’habitude émousse toutes les sensations purement physiques : elles se heurtent à l’accoutumance organique, affectent avec une intensité décroissante les centres coordinateurs. Il en est de même des impressions morales, du sentiment. Le plaisir ou la douleur qui se renouvellent trop fréquemment ou soumettent nos fibres à une vibration exagérée s’affaiblissent et s’éteignent. Le médecin, parfois crispé d’angoisse à ses débuts, accompagne plus tard dans l’indifférence les pires ravages de la maladie ; le chirurgien ne connaît plus le trouble qui nous bouleverse, il atteint, par l’habitude, à cette absence de frémissement, à ce sang-froid qui choquent notre émotivité, mais garantissent — avec la liberté de l’esprit, la sûreté de l’œil et de la main — le succès de ses interventions. On s’endurcit au spectacle de la souffrance. Les afflictions mêmes qui nous frappent, si elles ne nous abattent, lentement et comme à notre insu, se détachent de nous. « Les douleurs ne sont point éternelles, disait Châteaubriand, c’est une de nos grandes misères, nous ne sommes mêmes pas capables d’être longtemps malheureux ». Les plaisirs les plus entraînants n’échappent pas à ce nivellement. Des secousses excessives — qu’elles apportent le désespoir ou prodiguent l’ivresse — désaccordent l’équilibre vital et nous n’en pouvons longtemps supporter la tension. Qu’il s’agisse des intempérances de la table ou des dérèglements de la chair, ils abandonnent à la monotonie leur charme et leur frénésie, en même temps que la lassitude, qui est comme la réaction de conservation de l’organisme saturé ou surmené, tend à le préserver par le