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afin de pouvoir, sans rencontrer de résistance, réduire les salaires et augmenter ses propres profits ; du « patriote » qui tout enflammé de l’amour de la patrie et d’esprit national, dévore sa propre patrie, et s’il peut, celle des autres ; du militaire qui pour la gloire et l’honneur du drapeau exploite les vaincus, les opprime et les foule aux pieds.

Je parle pour les gens sincères et spécialement pour ceux de nos camarades qui ont maintenant tendance à restreindre ou, si l’on veut, à élever notre activité à l’éducation et à la lutte proprement révolutionnaire, et à abandonner par dégoût toute préoccupation et toute lutte économique parce qu’ils ont vu que la lutte pour les améliorations économiques avait fini par absorber l’énergie des organisations ouvrières au point d’empêcher une réserve de force révolutionnaire de se créer, et parce qu’ils voient une si grande partie du prolétariat se laisser arracher docilement jusqu’à la trace de la liberté et baiser, fût-ce à contrecœur, le bâton qui frappe dans le vain espoir du travail assuré et de la bonne paye.

Ce problème principal, le besoin fondamental, c’est la liberté, disent-ils ; or, la liberté ne se conquiert et ne se conserve qu’à travers les luttes pénibles et des sacrifices cruels. Il faut donc que les révolutionnaires ne donnent pas d’importance aux petites questions d’amélioration économique, qu’ils combattent l’égoïsme des masses, propagent l’esprit de sacrifice et, plutôt que de promettre le pays de Cocagne, il faut qu’ils inspirent aux foules le saint orgueil de souffrir pour une noble cause.

Parfaitement d’accord, mais n’exagérons pas. La liberté, la liberté pleine et entière est certainement la conquête essentielle, parce qu’elle est la consécration de la dignité humaine et l’unique moyen par lequel peuvent et doivent se résoudre à l’avantage de tous les problèmes sociaux. Mais la liberté n’est qu’un vain mot si elle n’est pas accompagnée de la puissance, c’est-à-dire de la possibilité d’exercer librement notre propre activité. La parole : « Qui est pauvre est esclave » reste toujours vraie, et il est également vrai que « Qui est esclave est ou devient pauvre et perd toutes les meilleures caractéristiques de l’être humain ».

Les besoins matériels, les satisfactions de la vie végétative sont peut-être bien d’ordre inférieur et même méprisables, mais ils sont la base de toute la vie supérieure morale et intellectuelle. Mille motifs de nature diverse font agir l’homme et déterminent le cours de l’histoire, mais… il faut manger. Primum vivere, deinde philosophari.

Un morceau de toile, un peu d’huile, un peu de terre colorée, voilà pour notre sens esthétique de bien misérables choses à côté d’un tableau de Raphaël ! Mais sans ces choses matérielles et relativement sans valeur, Raphaël n’aurait pas pu réaliser son rêve de beauté.

Je soupçonne que les « idéalistes » sont tous gens qui mangent chaque jour et ont une raisonnable assurance de pouvoir manger le jour suivant ; et il est naturel qu’il en soit ainsi, car pour avoir la possibilité de penser, d’aspirer à des choses plus élevées, un certain minimum de bien-être matériel est indispensable. Il y a eu, et il y a des hommes qui se sont élevés aux plus hauts sommets du sacrifice et du martyre, des hommes qui affrontent avec sérénité la faim et la torture, et qui, au milieu des plus terribles souffrances, continuent à lutter héroïquement pour leur cause, mais ce sont des hommes qui se sont développés dans des conditions relativement favorables et qui ont pu accumuler une certaine somme d’énergie latente, prête à agir quand la nécessité l’exige. Telle est du moins la règle générale.

Je fréquente depuis de très longues années les organisations ouvrières, les groupes révolutionnaires, les sociétés éducatives, et j’ai toujours vu que les plus actifs, les plus zélés, étaient ceux qui se trouvaient dans

les moins tristes conditions, ceux qui étaient moins attirés par leur propre intérêt que par le désir de coopérer à une œuvre élevée, et de se sentir ennoblis par un idéal. Les plus réellement misérables, ceux qui semblaient le plus directement intéressés à un changement de choses immédiat, ou étaient absents, ou formaient un élément passif.

Je me rappelle combien la propagande était difficile et stérile en certaines régions d’Italie, il y a trente ou quarante ans, alors que les travailleurs des champs et une bonne partie des ouvriers des villes vivaient vraiment comme des bêtes, dans des conditions que je voudrais croire à tout jamais améliorées, mais dont il y a tout lieu de craindre aujourd’hui le retour. Je me souviens d’avoir vu des mouvements populaires provoqués par la faim, se calmer subitement par l’ouverture de quelque « cuisine économique » et la distribution de quelques gros sous.

De tout ceci, je déduis que, au commencement, c’est l’idée qui doit animer la volonté, mais que certaines conditions sont nécessaires pour que l’idée puisse naître et agir.

Il reste donc confirmé, notre vieux programme, qui proclame l’indissolubilité de l’émancipation, morale, politique et économique, et la nécessité de mettre la masse dans des conditions matérielles qui permettent le développement des aspirations idéales.

Luttons pour l’émancipation intégrale, et en attendant et préparant le jour où elle sera possible, arrachons aux gouvernements et aux capitalistes toutes les améliorations politiques et économiques qui peuvent améliorer pour nous les conditions de la lutte, et augmenter le nombre de ceux qui luttent consciemment, et arrachons-les par des moyens qui n’impliquent pas la reconnaissance de l’ordre actuel et qui préparent les voies de l’avenir.

Propageons le sentiment du devoir et l’esprit de sacrifice, mais n’oublions pas que l’exemple est la meilleure des propagandes, et que l’on peut mal prétendre des autres ce que l’on ne fait pas soi-même. — Errico Malatesta.


IDÉE n. f. (du grec idea, aspect, image, ou encore : ressemblance, simulacre). L’idée apparaît comme la représentation d’une chose dans l’esprit, la notion quintessenciée des images extérieures, ou la fixation plus ou moins épurée de nos créations imaginatives. Elle comporte donc, en général, que ce travail nous appartienne en propre ou que nous en apportions l’acquis héréditaire, la transposition, dans le domaine du subjectif, par le canal relatif des aperceptions humaines, de réalités saisies, hors de nous, en leur figure essentielle, ou la « naturalisation » de fictions vivifiées par le truchement de l’esprit.

Avant d’aborder, philosophiquement, l’étude de l’idée, rappelons, en bref, quelques acceptions fréquentes de ce mot. Les idées, dans tout système déiste, ont, dans le sein même de Dieu, leur étalon immuable : « L’Être suprême abrite le « type éternel » des idées de toutes choses… » « Se faire telle idée d’un peuple ou d’une contrée » exprime couramment le bloc plus ou moins coordonné des documents rassemblés à leur endroit ou l’extériorisation de l’hypothèse que nous en échafaudons… D’un projet caressé, ou seulement entrevu, on tracera, en esquisse, l’idée… Et c’est en donner une idée que d’en dessiner les traits caractéristiques, réserves faites ou non sur leur véracité… Les régions où s’élabore le travail de l’esprit sont aussi les sphères de l’idée… Dans le sens étendu d’opinion, de croyance ou de système, on parlera de l’instabilité, ou de la logique, des idées de quelqu’un. D’un autre on dira qu’il défend âprement ses idées, ou qu’il leur témoigne une indéfectible fidélité. L’idée anarchiste, — autre exemple, —