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expliquer et à s’expliquer la tournure d’esprit de l’illégaliste anarchiste, il convient de faire remarquer que la pratique de l’illégalisme n’est ni à prôner ni à propager ; il offre de redoutables aléas. Il n’affranchit économiquement à aucun point de vue. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’il n’entrave pas l’épanouissement de la vie individuelle ; il faut un tempérament exceptionnel pour que l’illégalisme ne se laisse pas entraîner et finisse par être réduit au rang de déchet social.

Ces réserves faites et proclamées à son de trompe, s’il le faut, s’ensuit-il que le camarade qui se procure son pain quotidien en recourant à un métier stigmatisé par la coutume, interdit par la loi, puni par « la justice », ne doive pas être traité en « camarade » par celui qui accepte de se faire exploiter par un patron ?

Somme toute, tout anarchiste, adapté ou non, est un illégal, parce qu’il nie la loi. Il est illégal et délinquant toutes les fois qu’il émet et propage des opinions contraires aux lois du milieu humain où il évolue.

Entre l’illégaliste intellectuel et l’illégaliste économique, il n’y a qu’une question d’espèce.

L’anarchiste illégaliste prétend qu’il est tout autant un camarade que le petit commerçant, le secrétaire de mairie ou le maître de danse qui ne modifient en rien et pas plus que lui les conditions de vie économique du milieu social actuel. Un avocat, un médecin, un instituteur peuvent envoyer de la copie à un journal libertaire et faire des causeries dans de petits groupes d’éducation anarchistes, ils n’en restent pas moins les soutiens et les soutenus du système archiste, qui leur a délivré le monopole leur permettant d’exercer leur profession et aux réglementations duquel ils sont obligés de se soumettre s’ils veulent continuer leur métier.

La loi protège aussi bien l’exploité que l’exploiteur, le dominé que le dominateur, dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent entre eux et, dès lors qu’il se soumet, l’anarchiste est aussi bien protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; dès lors qu’ils obtempèrent aux injonctions du « contrat social » la loi ne fait pas de distinction entre eux. Qu’ils le veuillent ou non, les anarchistes qui se soumettent, petits artisans, ouvriers, fonctionnaires, employés, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission ; quand elles contraignent l’employeur archiste à payer demi-salaire au salarié anarchiste victime d’un accident de travail, les forces de conservation sociale se soucient peu que le salarié, intérieurement, soit hostile au système du salariat ; et la victime profite de cette insouciance.

Au contraire, l’insoumis, le réfractaire au contrat social, l’anarchiste illégal a contre lui toute l’organisation sociale, quand il se met, pour « vivre sa vie », à brûler les étapes. Il court un risque énorme et il est équitable que ce risque soit compensé par un résultat immédiat, si résultat il y a.

Tout anarchiste, soumis ou non, considère comme un camarade, celui d’entre les siens qui refuse d’accepter la servitude militaire. On ne s’explique pas que cette attitude change quand il s’agit du refus de se laisser exploiter.

On conçoit fort bien qu’il y ait des anarchistes qui ne veuillent pas contribuer à la vie économique d’un pays qui ne leur accorde pas la possibilité de s’exprimer par la plume ou par la parole comme ils le voudraient, qui limite leurs facultés de réalisation ou d’association dans quelque domaine que ce soit. Tout bien considéré, les anarchistes qui consentent à participer au fonctionnement des sociétés où ils ne peuvent vivre à leur gré, sont des inconséquents. Qu’ils le soient, c’est leur affaire, mais qu’ils n’objectent pas aux « réfractaires économiques ».

Le réfractaire à la servitude économique se trouve

obligé, par l’instinct de conservation, par le besoin et la volonté de vivre, de s’approprier une parcelle de la propriété d’autrui. Non seulement cet instinct est primordial, mais il est légitime, affirment les illégalistes, comparé à l’accumulation capitaliste, accumulation dont le capitaliste, pris personnellement, n’a pas besoin pour exister, accumulation qui est une superfluité. Maintenant qui est cet « autrui » auquel s’en prendra l’illégaliste raisonné, conscient, l’anarchiste qui exerce une profession illégale ? Ce ne sera pas aux écrasés de l’état de choses économiques. Ce ne sera pas non plus à ceux qui font valoir par eux-mêmes, sans recours à l’exploitation d’autrui, leur « moyen de production ». Cet « autrui », mais ce sont ceux qui veulent que les majorités dominent ou oppriment les minorités, ce sont les partisans de la domination ou de la dictature d’une classe ou d’une caste sur une autre, ce sont les soutiens de l’État, des monopoles et des privilèges qu’il favorise ou maintient. Cet « autrui » est en réalité l’ennemi de tout anarchiste — son irréconciliable adversaire. Au moment où il s’attaque à lui, — économiquement, — l’anarchiste illégaliste ne voit plus en lui, ne veut plus voir en lui qu’un instrument du régime archiste.

Ces explications fournies, on ne saurait donner tort à l’anarchiste illégaliste qui se considère comme trahi lorsque l’abandonnent ou s’insoucient d’expliquer son attitude les anarchistes qui ont préféré suivre un chemin moins périlleux que celui sur lequel lui-même s’est engagé.

A l’anarchiste révolutionnaire qui lui reproche de chercher tout de suite son bien-être au point de vue économique, l’illégaliste lui rétorque que lui, révolutionnaire, ne fait pas autre chose. Le révolutionnaire économique attend de la révolution une amélioration de sa situation économique personnelle, sinon il ne serait pas révolutionnaire ; la révolution lui donnera ce qu’il espérait ou ne le lui donnera pas, comme une opération illégale fournit ou ne fournit pas à celui qui l’exécute ce qu’il escomptait. C’est une question de date, tout simplement. Même, quand la question économique n’entre pas en jeu, on ne fait une révolution que parce que l’on s’attend personnellement à un bénéfice, à un avantage religieux, politique, intellectuel, éthique peut-être. Tout révolutionnaire est un égoïste.

Quant aux objections de ceux qui font un travail de leur goût, qui exercent une profession qui leur plaît, il suffira de leur opposer cette remarque que me fit personnellement Élisée Reclus un jour qu’à Bruxelles, je discutais la question avec lui : « Je fais un travail qui me plaît, je ne me reconnais pas le droit de porter un jugement sur ceux qui ne veulent pas faire un travail qui ne leur plaît pas. »

L’anarchiste dont l’illégalisme s’attaque à l’État ou à des exploiteurs reconnus n’a jamais indisposé « l’ouvrier » à l’égard de l’anarchisme. Je me trouvais à Amiens lors du procès Jacob qui s’en prit aux églises, aux châteaux, aux officiers coloniaux ; grâce aux intelligentes explications de l’hebdomadaire Germinal, les travailleurs amiénois se montrèrent très sympathiques à Jacob, récemment libéré du bagne, et aux idées de reprise individuelle. Même non anarchiste, l’illégal qui s’en prend à un banquier, à un gros usinier, à un manufacturier, à une trésorerie, etc., est sympathique aux exploités qui considèrent quelque peu comme des laquais ou des mouchards les salariés qui s’obstinent à défendre les écus ou le papier-monnaie de leur exploiteur, particulier ou État. Des centaines de fois, il m’a été donné de le constater.

Bien que je ne possède pas les statistiques voulues, la lecture des journaux révolutionnaires indique que le chiffre des emprisonnés ou des tués, à tort ou à raison, pour faits d’agitation révolutionnaire (dont la « propagande par le fait » ) laisse loin derrière lui, le nombre