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sociales ? N’avons-nous pas tous également besoin d’air, de nourriture, de vêtements, de logement, etc. ? Ce n’est pas la nature qui limite ou grandit nos besoins suivant notre position sociale. Elle ne dit pas à l’un : « Tu vivras sans manger », ni à l’autre : « Tu mangeras la part de dix ». Mais au pauvre comme au riche elle ordonne de manger à leur faim sous peine de dépérir et de mourir, de se vêtir sous peine de grelotter de froid et de geler, de se reposer lorsqu’ils sont fatigués sous peine de surmenage, d’abrutissement et de mort prématurée, etc., etc. Et s’il en est qui sont arrivés, par suite des conditions sociales, à se créer une quantité de besoins factices, anormaux, antihygiéniques, des besoins de lucre et d’orgueil que d’autres n’ont pas (voir Besoins), ce n’est pas la nature qui les leur a donnés, mais la société. Ce n’est pas la nature qui a donné à l’ivrogne le besoin de s’enivrer, ni à l’ambitieux le besoin de dominer. Donc, comme le but de toute société rationnelle n’est, ne doit être que de faciliter à chacun de ses membres la satisfaction de ses besoins rationnels, elle doit reconnaître pour tous le même droit à la satisfaction de ces besoins, le même droit à la vie et au bonheur. Nous ne pouvons nous contenter de cette lugubre consolation de résignés et d’esclaves qui attendent l’égalité devant la mort, mais nous proclamons bien haut l’égalité devant la vie. Nous ne voulons admettre comme règles que les limites naturelles des besoins de chacun.

Parmi ceux qui acceptent sans mot dire les inégalités sociales actuelles, il n’yen a plus guère qui le font par admiration, par une reconnaissance de véritable supériorité pour ceux qui commandent, exploitent et dirigent ici-bas. Beaucoup reconnaissent qu’une grande partie de ceux qui s’enrichissent en écrasant les autres sont de véritables crétins ou de sinistres bandits. Mais ils les saluent cependant bien bas soit pour s’attirer leurs faveurs ou pour éviter leur ressentiment et leur vindicte, pour conserver une maigre place, pour ne pas se créer d’ennuis ou encore pour… faire comme tout le monde. Et il y a aussi, il faut bien le dire, ceux qui tout en comprenant les mauvais effets des inégalités sociales, les acceptent et même les défendent avec l’espoir d’arriver à en être les profiteurs et, pire encore, avec la satisfaction de penser que d’autres en souffrent plus qu’eux. Ils trouvent une compensation à faire peser sur d’autres le fardeau des iniquités qu’ils subissent eux-mêmes. Et c’est parce que, dans le régime actuel, il y a une infinité de degrés et d’échelons dans les conditions de vie créés par les inégalités sociales que ce régime est si difficile à jeter bas et à remplacer par une organisation qui permettrait à chacun de jouir complètement de la vie. Les classes possédantes et dirigeantes s’entendent à merveille pour créer et entretenir chez les classes spoliées et exploitées des différences d’exploitation, des inégalités de condition de façon à maintenir la division parmi celles-ci. Dans la classe ouvrière, par exemple, il existe autant de catégories de salaires que de catégories d’ouvriers. Les salaires varient avec chaque corporation, et dans chaque corporation, ils varient encore avec chaque spécialité (ou avec chaque classe, chez les fonctionnaires). Cela est peut-être la plus grande cause d’asservissement de la classe ouvrière, mais celle-ci ne le comprend pas encore suffisamment, et dans ses revendications elle ne fait pas assez entrer ce principe en ligne de compte. Elle ne réclame pas des salaires uniformes pour l’ouvrier qualifié et pour le manœuvre, pour l’intellectuel et le manuel, etc., etc. La lutte engagée dans ce sens indiquerait une mentalité nouvelle, elle la ferait naître au besoin, cette mentalité, elle indiquerait une solidarité plus grande chez les exploités et permettrait d’envisager à brève échéance la fin des iniquités que nous subissons. Comment, en effet, réclamer pour les travailleurs et les spoliés, les mêmes conditions de vie, les mêmes

possibilités, les mêmes avantages sociaux que pour les profiteurs si, entre eux, ces travailleurs ne se reconnaissent pas déjà ces mêmes droits, s’ils reconnaissent à un ouvrier qualifié le droit à une vie plus large qu’au manœuvre qui n’a souvent commis d’autre crime que d’avoir eu une jeunesse plus malheureuse, s’ils reconnaissent à l’ouvrier de telle profession une possibilité de vie deux fois, trois fois plus grande qu’à celui d’une autre profession moins favorisée, mais autant, quelquefois plus utile ?

Certes, des revendications posées dans ce sens seraient dures à obtenir et les patrons ne céderaient pas de sitôt, mais le fait de les poser serait déjà un grand pas en avant et resserrerait considérablement les liens de la solidarité ouvrière.

Il reste encore beaucoup à faire pour que le peuple arrive à comprendre le véritable sens que doit avoir le mot égalité. Il porte ce sentiment dans ses instincts, il vibre quand on lui en parle, mais il ne sait pas encore se représenter sa portée sociale. S’il connaît ce mot, il ne comprend pas tout ce qu’il doit permettre de réaliser. Les siècles d’asservissement qu’il a subis lui ont tellement inculqué l’idée de soumission, de résignation, de dégradation, de renoncement à sa personnalité, qu’il doute de lui lorsqu’il se compare à ses maîtres, qu’il doute qu’il puisse être vraiment autant que l’un quelconque d’entre eux. Ceux-ci lui en imposent trop par leur richesse, leur morgue, leur orgueil, leur train de vie, leurs beaux habits, leur luxe, leurs châteaux. Il aime l’égalité, mais ne peut arriver à la concevoir entière, complète, totale. Comme une lumière trop vive pour lui, il ne peut en supporter l’éclat. Il ne peut encore en voyant un riche, un chef, un maître, un gouvernant, se pénétrer à fond de cette idée : « Je suis autant que cet homme, il n’est pas plus que moi ! » Cela dépasse ses capacités actuelles, malgré qu’il lui vienne parfois cette réflexion : « Et pourtant cet homme est fait de chair et d’os comme moi, il est soumis aux mêmes lois naturelles, etc. » Mais il lui manque la force nécessaire pour se dresser face à face et lui dire : « Tu n’es pas plus que moi ! J’ai autant que toi droit à la vie ! »

Développons chez tous les asservis, les opprimés, le sentiment d’égalité devant la vie, d’égalité devant le buffet, faisons-leur prendre conscience de leur personnalité, élevons leur dignité, incitons-les à ne plus se courber, à ne plus s’humilier devant l’arrogance des grands ; il viendra un jour où ils se redresseront, ils s’apercevront alors immédiatement que, comme l’a si bien dit La Boétie, les riches et les maîtres ne sont grands que lorsque les pauvres et les opprimés se mettent à genoux devant eux. Le sentiment d’égalité fera alors un tel progrès dans leur cerveau qu’il deviendra une force agissante irrésistible et permettra de faire table rase de la société actuelle et de toutes ses misères, pour instaurer enfin le régime égalitaire où tous les êtres humains pourront jouir pleinement de l’existence. — E. Cotte.


ÉGALITÉ ECONOMIQUE. Religion, Mariage, Famille, Patrie, État sont les institutions millénaires et sacrosaintes nées de l’ignorance et de la peur qui scindent la nature humaine en deux facteurs hostiles, le corps et l’esprit, établissent une morale d’hypocrisie et de contrainte, perpétuent le passé en maintenant la femme sous le joug de l’homme et les enfants, inégaux en droits selon qu’ils naissent naturels ou légitimes, sous l’autorité des parents, parquent l’humanité en nations et en races ennemies et cimentent artificiellement notre monstrueuse société, par l’organisation méthodique de la répression, de la coercition et d’une tyrannie astucieuse et implacablement féroce.

Toutes les cruautés et toutes les férocités, la soumission et l’esclavage, la misère et la faim, sont déter-