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blissait la propriété commune de la terre aux travailleurs. Le jour même les bolcheviks (disciples de Karl Marx) envahirent l’Assemblée, dont la majorité était composée de maximalistes (disciples de Lavrow) ou socialistes révolutionnaires. L’Assemblée fut dissoute, les membres furent dispersés et plusieurs tués. Alors, les bolcheviks, comprenant que la proximité de la mer aurait permis aux ennemis étrangers de supprimer la nouvelle révolution sociale qui menaçait les intérêts des bourgeois maîtres de tous les autres pays, résolurent de reprendre l’ancienne tradition et de retransférer la capitale à Moscou.

Depuis lors le Kremlin a repris toute son importance, c’est le centre de toute l’administration de l’Union des Républiques socialistes soviétiques, créées par les bolchevistes.

Le Kremlin est occupé par les anciens apôtres de la Révolution qui, à l’étranger, avaient vécu dans la misère et qui, à présent, sont les maîtres d’un immense pays. Les palais du Kremlin sont pleins de gardes rouges, les bureaux des commissaires du peuple sont gardés par des plantons de la garde rouge, n’y entre pas qui veut. Ces commissaires sont plus gardés même que les anciens ministres. Sous Alexandre II j’ai plusieurs fois pénétré dans les bureaux du Sénat sans grande difficulté. Il n’en serait plus de même à présent. Mais notre but n’est pas ici de faire de la politique. Je m’en abstiens donc.



On appelle le plus souvent Kremlin, non seulement l’ancienne forteresse avec ses murailles de briques flanquées de beaucoup de tours carrées surmontées d’une sorte de beffroi terminé en pointe et sur lesquelles l’aigle double étendait ses ailes, on englobe encore sous le nom de Kremlin la place qui s’étend au pied des murs et dont le nom est Krasnaja plostchad, place rouge ou belle place, qui a vu tant de tragiques événements. C’est sur cette place qu’on a érigé la statue assez laide de Minine et Pojarski, le premier, un boucher qui, soutenu par le petit noble Pojarski, souleva le peuple contre les Polonais qui avaient occupé le Kremlin. Il les assiégea et les chassa.

La Place Rouge est ornée, si on peut dire, par l’église du Bienheureux Basile (Wassili Blajennii), qui étonne tous les étrangers par sa curieuse architecture. Ce temple fameux fut construit par un architecte italien qui s’inspira de divers styles et surmonta le tout de coupoles multicolores à forme d’oignon, d’ail, etc. Le tzar était si enthousiaste de cet édifice, que, selon une tradition très répandue, il fit percer les yeux de l’architecte pour qu’il ne puisse pas construire ailleurs un pareil chef-d’œuvre ! Il est vrai que la même légende existe sur le constructeur de la célèbre horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Selon cette légende, l’horloger ayant prétendu qu’il était indispensable de changer une pièce obtint l’autorisation de la changer, quoique aveugle. Il aurait alors enlevé un rouage qui arrêta l’horloge pendant des siècles. Ce fut en 1848, que Schwilgué parvint enfin à restaurer cette horloge, une merveille de mécanique.

C’est sur la Place Rouge, au pied des murailles principales du Kremlin, qu’Ivan IV (Ivan le Terrible ou le cruel) (Ivan Grozni) fit tuer des centaines d’hommes par sa garde prétorienne (apritchniki) ; le sang y coulait à torrent.

C’est encore sur cette place que Pierre Ier fit exterminer la garde des strélitz (en russe streltzi), tireurs organisés par Ivan IV, au nombre de 30.000 et qui, pendant un siècle avaient été les maîtres de la cour. Ils avaient établi au gouvernement Sophie, sœur de Pierre Ier, qu’elle tint, durant toute sa jeunesse, presque en chartre privée. A peine majeur, Pierre suivit de près les actions

des streltzi et résolut de s’en débarrasser. Vu soir qu’il assistait à un banquet de cette garde, il asséna un coup de poing en plein visage du commandant de cette troupe, le fit arrêter par les soldats terrifiés, et l’exécution suivit de près. On prétend même que Pierre maniait la hache pour la décapitation des principaux chefs. Les streltzi furent décimés devant la principale entrée des murs du Kremlin. Les quelques streltzi qui n’avaient pas été exécutés, furent exterminés plus tard.

C’est encore sur la Place Rouge, au pied même des murailles du Kremlin, qu’on a érigé un mausolée à Lénine (W. Oulianov), le chef de la Révolution bolcheviste, lequel a fait, de l’ancienne capitale de la Russie, la nouvelle capitale de la Révolution. A présent des milliers de pèlerins visitent chaque jour cette sorte de chapelle funéraire et baisent la main de l’ancien chef embaumé, comme des millions de Russes baisent la main des saints momifiés. Cela aurait fort surpris Lénine, athée, si on lui avait dit qu’un jour son corps serait adoré comme celui d’un saint orthodoxe !

C’est sur la Place Rouge que furent livrés les derniers combats contre les troupes impériales. On a fait des obsèques nationales à ceux qui y sont morts pour le triomphe du peuple.

Mais pourquoi faut-il que tant d’anarchistes et de social-révolutionnaires aient été fusillés par leurs frères sur cette place fameuse ?

Voici à présent une brève description du Kremlin.

Les murailles sont percées de 5 portes dont la principale est la porte Spassky ou du Rédempteur, qui fait communiquer la Place Rouge avec la terrasse sur laquelle s’élèvent le principal palais, et la tour de Jean le Grand, etc. Cette porte bâtie en 1626, contraste avec les autres constructions italiennes des portes. Elle est pour ainsi dire la Porta sacra et triumphalis de Moscou. Au plafond se trouve une image miraculeuse du Sauveur de Smolensk en grande vénération chez les orthodoxes. Tout le monde doit se découvrir en passant sous cette image. Il y a 65 ans, il m’est arrivé en ce lieu une petite aventure. Très strict dans mes opinions opposées à toute idolâtrie, j’avais toujours réussi à me faufiler entre les fiacres (izvostchiki), qui faisaient le signe de la croix et j’avais pu passer inaperçu du soldat en sentinelle à la porte et je ne m’étais jamais découvert, quand un jour je fus remarqué par un de ces soldats qui voulut me forcer à m’agenouiller dans la neige parce que je n’avais pas salué l’image sacrée. Je fis semblant de ne pas comprendre le russe, et de guerre lasse le soldat me laissa filer. Depuis lors, quand je devais passer par le Kremlin, je faisais un long détour pour éviter la porte sainte et son témoignage de soumission aux superstitions religieuses. C’est devant cette porte que les streltzi avaient été exécutés par Pierre Ier.

La porte la plus importante après la Porte Spassky est la porte de Saint-Nicolas (Nikolsky). On voit au dessus l’image miraculeuse de Saint Nicolas de Mojaïsk, l’effroi des parjures et, disait-on, le consolateur des affligés. La tour bâtie en 1491 a été plusieurs fois restaurée. Ce fut par cette porte que passèrent les troupes du conquérant tartare, Fokhtamoniche, de Sigismond III de Pologne, et de Napoléon Ier. La tour fut en partie détruite par les Français ; sur la porte on lit une inscription placée là par ordre d’Alexandre Ier, indiquant que la destruction s’est arrêtée à l’image même, sans que celle-ci et la lampe suspendue devant ait souffert la moindre dégradation. Une troisième porte, celle de la Trinité (Troïtzky), fut comme les autres bâties au xviie siècle, restaurée en 1759 et après la retraite des Français, qui sortirent du Kremlin par cette issue. La dernière porte, assez curieuse, est celle de Borovizky.

La plupart des Français se figurent que les troupes de Napoléon ont dû fuir l’incendie immédiatement après