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Molière, pour la rendre moins solennelle mais aussi parfaite que celle de Racine.

Malherbe était venu « accomplir cette réforme savante et sobre que Du Bellay avait annoncée, que tant d’écrivains effrénés avaient tentée maladroitement, et imposer enfin à la langue française une discipline empruntée aux langues savantes… Comme tous les réformateurs heureux, il vit la littérature marcher vers une élocution plus pure et des formes de style plus nettes ; il s’empara de cette occasion, poursuivit son entreprise avec une opiniâtre vigueur de bon sens, dégasconna, comme dit Balzac, la cour et la ville, et à force de tyranniser les mots et les syllabes, fonda les doctrines sévères auxquelles les talents français asservirent ensuite leur force » (Ph. Chasles). Mais la cour et la ville n’étaient pas toute la France ; elles-mêmes supportaient malaisément tant de convenances trop convenues, de distinction affectée, de noblesse empruntée et de solennité ridicule. Elles aussi déposaient volontiers tout cela au magasin des accessoires comme on enlevait sa perruque pour dormir. Aussi, la réforme de Malherbe, que continua Boileau, ne pouvait être qu’artificielle pour servir à une société conventionnelle qui ne durerait pas. Cette réforme rendit de grands services à la langue en l’épurant d’un mauvais goût trop évident : mais le meilleur de ses services fut d’être bientôt périmée. Boileau, devenu vieux, en constata lui-même la faillite lorsqu’il vit la poésie française réduite aux J.-P. Rousseau et aux Campistron. La Bruyère et Fénelon avaient déjà regretté « le vieux et rude langage du xvie siècle ». La langue « féminisée par Racine et par Fénelon, n’eut plus de sexe chez Fontenelle ; malgré tout son esprit, elle fut quelque chose d’uni, de clair, de froid. Tout fut mesuré et compassé : point de cris, point de gestes, point d’accents ; ce fut une conversation à demi voix, dans un salon » (E. Despois). Le vernis du « bon goût » craqua de toute part : il ne resta de la réforme que ce qui avait apporté à la langue plus d’ordre, de clarté, de netteté, c’est-à-dire ce qui était commun à toute la l’ace et nullement l’apanage des seuls « gens de qualité ».

Louis XIV n’était pas mort qu’éclatait la « Querelle des anciens et des modernes ». Elle domina tout le xviiie siècle pour aboutir politiquement à la Révolution de 1789 et littérairement, trente ans plus tard, au romantisme.

La Révolution Française s’efforça de réaliser l’unité de la langue dans le pays. Si cette unité était faite en littérature et par les lettrés, elle ne l’était pas dans la vie sociale populaire. La plupart des petits paysans qui allaient à l’école étaient destinés à des fonctions ecclésiastiques et apprenaient plus de latin que de français. Bien que le français eût eu des grammairiens depuis le xvie siècle, il n’était guère enseigné. C’est ce que remarquait Rollin vers 1730, en disant que peu de maîtres s’occupaient de cet enseignement par principes. Depuis, on s’en est peut-être trop occupé, entre autres dans des projets de réforme comme le Rapport de M. Paul Meyer sur la simplification de l’orthographe », publié en 1904. R. de Gourmont a dit à ce propos qu’il ne fallait pas traiter la langue française comme une sorte d’espéranto. « Il y a le point de vue esthétique », a-t-il dit, et il a donné d’excellentes raisons contre ce l’apport qui ne présentait pas une réforme mais une véritable démolition de la langue. Or, « il ne faut toucher qu’avec la plus grande précaution à des formes architecturales qui ont été consacrées par le temps et par une littérature goûtée du monde entier ». (Promenades philosophiques).

La langue littéraire française avait certainement atteint sa perfection au cours du xviiie siècle. Depuis, elle est allée en déclinant malgré les études sérieuses dont elle a été l’objet au xixe siècle et les recherches en-

treprises dans l’ancienne langue. Ce courant sera-t-il arrêté et la langue se perfectionnera-t-elle encore ? C’est possible. Mais il faudrait pour cela les conditions de libre épanouissement d’une vie sociale qui ne serait plus soumise à la contrainte accablante de la société capitaliste. L’arbitraire de cette société, surtout depuis la guerre de 1914, a précipité la régression d’une façon caractéristique. Nous assistons, malgré les revendications pédantesques au nom des « humanités », à une véritable décomposition de la langue, avec l’envahissement du domaine intellectuel par des gens d’affaires et d’argent de plus en plus dépourvus de culture. Des directeurs de journaux, de théâtres, des éditeurs et même des académiciens sont complètement illettrés, réunissant autour d’eux des collaborateurs qui ne le sont pas moins. L’audace que procure l’argent et le puffisme de ceux qui le cherchent remplacent pour eux toute culture. La langue est soumise à cette dictature comme les autres formes de la vie sociale. Les gens d’affaires ont supprimé le goût comme le sabre a asservi la pensée et comme la Bourse règle l’heure à l’horloge des consciences. Il en résulte que les jargons les plus hétéroclites ont remplacé le langage de l’esprit. De là, cette quantité de mots nouveaux importés par le mercantilisme international, accueillis et répandus par les spécialités les plus déconcertantes. Ce ne sont plus les néologismes parfois heureux qui ont enrichi la langue. Ce sont des mots barbares, créés par l’ignorance illettrée, que les hommes de sport imposent à coups de poing, que les financiers cosmopolites fabriquent comme de la fausse monnaie (voir néologisme). La belle langue littéraire se dissout dans une boue saumâtre ; la langue populaire est souillée de tous les détritus des papiers publics. Le jargon, trouble comme les consciences, s’implante avec ses chausse-trapes, ses ambiguïtés, ses non-sens et contresens dans un monde où il ne s’agit plus que d’être dupeur pour ne pas être dupé. Boileau disait :

Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.

Il n’est plus rien qui se conçoive bien. Nous sommes dans ces temps qui faisaient dire à Montaigne : « Quand les idées s’usent chez les peuples, leurs paroles deviennent hargneuses. »

A la barbarie des mots nouveaux s’ajoute la fantaisie cabotine de dames de théâtre en quête de formes nouvelles de publicité. Après avoir montré leurs dents, leurs jambes et tout le reste, piqué des crises religieuses, dansé devant le pape, perdu leurs perles et fait cambrioler leur appartement, certaines se mettent à réformer la prononciation. Des critiques appelés « distingués » approuvent celle qui prononce « courtinstant » au lieu de « courinstant ». Les spectateurs ne protestent pas. Demain ce sera la mode de dire « courtinstant » et les apaches qui fréquentent les journalistes diront « mortaux vaches ! » D’autre part, un nationalisme dont la hargne agressive eût exaspéré Montaigne, envahit de plus en plus des publications que leur caractère scientifique et pédagogique devrait maintenir à des hauteurs plus sereines. Pierre Larousse a laissé un Grand Dictionnaire universel du xixe siècle qui est remarquable précisément par son souci d’objectivité et de vérité. Or voici un échantillon de ce qu’on lit dans les publications paraissant aujourd’hui sous son nom. C’est dans le Larousse Universel, en deux volumes, page 255 :

Boche. — Abrév. d’Alboche. Allemand. Synonyme populaire d’Allemand. Appellation familière et méprisante de tout ce qui est allemand, individu ou objet.

Bocherie. — Vilenie de boche, d’allemand. On dit aussi Bochonnerie.

Bochie. — Pays des Boches, ou Allemands.

Bochiser. — Germaniser, espionner. Être au service des Boches ou Allemands.