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Cela ne veut pas dire que toutes les formes sociales soient bonnes. L’ignorance et la bestialité pèsent encore sur l’humanité et le passé héréditaire et traditionnel nous étreint de toutes parts. Les formes autoritaires actuelles nécessitées par les luttes d’autrefois s’opposent à la transformation des humains, à leur évolution progressive vers l’entente harmonieuse et fraternelle. Les meilleures formes sociales seront données par l’expérience, aidée par l’observation et le bon sens de chacun. C’est en laissant les individus se grouper selon leurs conceptions particulières, s’isoler même si cela leur convient, après partage du bien collectif et de l’héritage social, que les meilleures sociétés se réaliseront.

Ce n’est, il est vrai, que de l’empirisme social, mais cet empirisme est infiniment moins dangereux que de fausses sciences sociales, fabriquées artificiellement sur de courtes durées, selon des états sociaux transitoires et trompeurs. La vraie science sociale ne se créera que sur l’observation même de la vie ; sur les manifestations profondes de l’activité humaine, par l’étude des conditions subjectives et objectives favorisant le développement des individus. Il est alors probable que la notion métaphysique de la liberté disparaîtra ; que le bon plaisir tyrannique cessera pour faire place à un concept plus exact et plus fécond pour la vie individuelle et sociale : la volonté d’harmonie. Volonté d’harmonie individuelle : coordination raisonnée des pensées et des gestes individuels pour la réalisation de sa vie dans la joie. Volonté d’harmonie sociale : coordination raisonnée des gestes sociaux pour réaliser le bien-être et la fraternité.

Ainsi notre volonté d’action et les résistances objectives se trouveront conciliées par notre raison, par notre volonté d’harmonie. Mais n’oublions pas que toute volonté extérieure contraignant cette volonté d’harmonie est une tyrannie ; que la seule détermination de l’homme doit être sa propre raison et que rien de durable et de bon ne se construit sur la violence destructrice de toute raison. — Ixigrec.

LIBERTÉ. Faculté de faire ce que l’on veut, et de se refuser à faire ce que l’on ne veut pas, sans que soient opposés, à la manifestation de la volonté, un obstacle ou une sanction quelconques.

La liberté de l’homme au sein de la nature est très limitée — si tant est qu’elle ne soit point complètement une illusion provenant de l’ignorance où nous sommes des causes déterminantes de la plupart de nos actions. Nous sommes obligés de compter avec les lois naturelles et de nous adapter à leurs exigences, sous peine de souffrance, de maladie, et de mort. Les influences de l’hérédité et du milieu dans lequel nous avons été appelés à vivre, pèsent très lourdement sur notre constitution anatomique et physiologique, et sur nos caractéristiques intellectuelles. Nous ne pouvons supprimer le vieillissement consécutif à l’usure de nos organes. Il ne nous est pas loisible d’échapper au trépas final, quels que soient les efforts que nous ayons faits pour en retarder la venue. Enfin, le souci de nous assurer — non pas même le confort et les plaisirs auxquels nous sommes profondément attachés — mais simplement le minimum de ce qui est nécessaire pour nous alimenter et nous couvrir, nous contraint à des tâches journalières souvent pénibles, dangereuses ou rebutantes, qu’il nous faut assumer sans trêve si nous voulons conserver les avantages acquis par nous dans la lutte pour l’existence.

La liberté de l’homme au sein de la société humaine n’est, dans la plupart des cas, pas beaucoup plus avantagée. Durant la première enfance, notre faiblesse physique, et notre manque de jugement, nous placent sous la domination des personnes adultes de notre entourage. Un peu plus tard, lorsque notre intelligence s’éveille,

c’est pour se heurter aux limites étroites imposées par le catéchisme et les programmes scolaires qui, loin de favoriser le talent personnel et les initiatives, semblent trop souvent vouloir les décourager à jamais. Puis c’est le régiment qui s’efforce, par ses méthodes, de briser les volontés individuelles, et d’amener le jeune soldat à une obéissance passive de tous les instants, « sans hésitation ni murmure ». Et voici qu’au moment où, ayant dépassé sa majorité, l’être humain semble devoir être libéré de la plupart de ses chaînes, d’autres servitudes s’annoncent. La pauvreté et l’autorité paternelle lui interdisent fréquemment de s’unir sous le signe heureux de l’amour partagé. Si la fortune ne lui a pas souri, il lui faut renoncer à la plupart des libertés accordées par les lois, renoncer presque totalement à vivre selon ses aspirations, s’atteler, de longues heures durant, à des travaux peu attrayants et mal payés, en attendant que la vieillesse, lui ayant progressivement fait perdre ses énergies pour le combat, fasse de lui définitivement un vaincu à la merci de tout le monde.

D’aucuns, en présence de telles constatations, paraissent surpris que l’on puisse encore, les admettant avec leurs conséquences, parler de libre-pensée, de libre examen, ou de système sociaux se réclamant de la liberté. C’est qu’ils ne font, souvent à dessein, qu’une seule et même chose du problème philosophique de la liberté par rapport au déterminisme, et du problème de la liberté personnelle dans l’état de société, alors qu’il s’agit de considérations sur deux plans bien différents. Alors que le premier a pour objet de rechercher si la cause de nos actions est dans un attribut de notre être spirituel : le libre choix, ou bien dans des circonstances extérieures à notre individu, le second a pour objet de supprimer le plus possible les entraves à la satisfaction de nos besoins raisonnables, comme de nos aspirations intellectuelles et sentimentales, que leur origine soit, ou non, dans le déterminisme ou le libre choix.

L’expérience démontre, d’ailleurs, que rechercher à ce dernier problème une solution toujours plus étendue n’est nullement utopique. Nous nous libérons un peu plus des contraintes naturelles chaque fois qu’une découverte scientifique appliquée à l’industrie, à l’hygiène, ou à la médecine, vient faciliter la production, réduire l’obstacle des distances, augmenter notre sécurité, ou nous prémunir contre la maladie… A mesure que s’accroît sa connaissance, l’homme, jadis jouet des forces physiques aveugles, et qui les avait divinisées, apprend à exercer sur elles sa puissance et à les faire servir, dociles esclaves, à son utilité. Nous pouvons prévoir le temps, historiquement proche, où une humanité d’ingénieurs, d’artistes, de techniciens et de savants avec très peu d’efforts musculaires, et une durée de travail extrêmement réduite, sera à même de fournir à la collectivité le bien-être, et même le luxe : tout ce qui peut contribuer à intensifier l’existence, et à la rendre digne d’être vécue.

Il en est à peu près de même pour ce qui concerne les mœurs et coutumes, ou la législation, bien que, sous ce rapport, le progrès soit demeuré très retardataire sur ce qu’il a été dans le domaine des sciences appliquées. Quoi qu’en disent certains pessimistes, nous sommes assez loin des époques où le père de famille pouvait disposer de la vie de son fils, et le maître faire fouetter son esclave ; où l’on pouvait être mis à la torture, pour n’avoir point salué une procession, ou bien avoir soutenu une thèse scientifique non reconnue par l’Église. Malgré certains accidents de la vie politique des nations, la tendance générale de la civilisation est vers la liberté. On vise à débarrasser les rapports sociaux des complications inutiles, à laisser l’individu faire ce qui lui convient dans sa vie privée, et même dans ses manifestations publiques, tant qu’il n’attaque point les fondements