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les bornes de notre horizon sont assez éloignées pour que nous ne puissions les toucher, pour qu’il n’y ait pas pour nous, vitalement, nécessité à les atteindre, nous en inférons, de ce que nous ne rencontrons pas l’obstacle, à notre liberté. On peut donc dire que, lorsque l’être vivant n’est pas contraint d’agir contre sa volonté, le maximum de liberté consiste pour lui dans la possibilité de satisfaire tous ses besoins et de jouir pleinement de l’existence.

La liberté qui n’a pas à la base les moyens de répondre aux exigences des besoins élémentaires, de ceux là vers lesquels nous guide notre instinct, ne peut avoir de signification pour l’être humain. Aussi doit-elle nécessairement, pour être efficace, accompagner les transformations des besoins de l’homme aux divers âges de l’humanité. Nos besoins ne sont plus les mêmes que ceux de nos ancêtres. La possibilité de vivre comme ils ont vécu ne constituerait pas plus une liberté pour nous que n’en aurait constituée pour eux la possibilité d’existence qui nous satisferait aujourd’hui, laquelle, à son tour, ne pourra plus satisfaire nos descendants dans un certain nombre d’années ou dans quelques siècles.

En nous plaçant au point de vue social qui surtout nous intéresse ici, la question de la liberté est un problème infiniment complexe et difficile à résoudre, à cause de la diversité des goûts, des tempéraments, des caractères et des aptitudes individuelles. Nous avons vu plus haut que la liberté individuelle poussée à l’excès arrive à se transformer en autorité contre d’autres individus. Or, précisément, l’autorité est la fin de la liberté pour ceux qui la subissent. Il s’agit donc de trouver le point précis où doit s’arrêter la liberté pour ne pas devenir autorité. Certains répondent : « Là où commence la liberté du voisin. » Je dis : Non, car la liberté du voisin commence à la possibilité de satisfaire ses plus impérieux besoins et ce n’est qu’exceptionnellement qu’il y a contestation à cet endroit. C’est au contraire là où finit la liberté du voisin. Et si, ni le voisin, ni nous-mêmes ne voulons assigner de limites à notre liberté, il y aura conflit avec, pour corollaire, l’instauration probable de l’autorité du plus fort.

D’autre part, si quelqu’un en laisse bénévolement un autre entamer quelque peu sa propre liberté, l’intrus ne tardera pas à aller plus loin et à faire sentir également son autorité. Si la jouissance de la liberté pose devant l’aventureux un cas de conscience que la raison doit éclairer et qui le retient au seuil du domaine que l’autre ne défend pas, elle fait à tout homme obligation de connaître l’étendue de son bien et de ne point permettre qu’il soit foulé. Qu’à celui qui veut trop la raison ne dicte la retenue et n’établisse la mesure et c’est devant la carence du faible ou de l’ignorant, la prise de possession de la force avec son cortège d’injustices…

En effet, dans les deux cas envisagés ci-dessus, nous voyons l’abus de liberté se transformer en autorité et pourtant nous l’avons vu, la liberté est indispensable à l’être humain et c’est elle seule qui peut lui permettre de vivre une existence digne d’être vécue. Comment donc arriver pour nous et les autres à connaître la norme et à la faire volontairement, librement, accepter par tous ? Les anarchistes, qui ont fait de la liberté la base de leur doctrine s’essaient depuis des années déjà à solutionner la question ; ils devront y travailler encore longtemps, je crois, avant d’avoir trouvé les données de l’équilibre qu’elle exige. Il ne saurait être question de liberté sans frein comme certains pourraient le croire et le proclamer. Il s’agit d’assurer à chacun le maximum de liberté qui se confondra avec le maximum de bien-être. Comme ce problème comporte surtout, pour chaque individu, la possibilité de satisfaire ses besoins, il s’agit de rendre cette possibilité compatible avec la

même possibilité pour autrui. Pour cela nous pouvons envisager trois cas différents :

1° Nos besoins et nos goûts sont trop différents pour se heurter. Les difficultés sont d’elles-mêmes résolues et nous pouvons sans nous nuire, jouir réciproquement de notre liberté.

2° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont à peu près semblables, portent sur les mêmes objets. Deux solutions sont à envisager : la lutte entre nous — avec tous ses aléas — pour conquérir les objets convoités, ou l’entraide, l’association — avec tous ses bienfaits — pour les produire en quantité suffisante pour tous avec, comme base de répartition, l’égalité pour tous les membres tant que la production reste en-dessous des besoins.

3° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont opposés et s’excluent mutuellement. Il y a impossibilité de satisfaire les uns et les autres. Voilà précisément les circonstances où l’abandon raisonné — à charge de revanche — de l’une des satisfactions escomptées peut garantir une paix précieuse au premier chef. Impérieuse est, d’ailleurs l’élimination, sans remplacement, de desiderata abusifs, de désirs violents, de prétentions absurdes. Par exemple si j’éprouve le besoin ou le caprice de me battre avec mon voisin pacifique, il n’y a plus de liberté pour lui de ce côté tant qu’il n’aura pas trouvé le moyen de me désarmer, de transformer mes instincts belliqueux en instinct de sociabilité. Ou alors, malgré lui, il doit se défendre contre mes prétentions ou se soumettre à ma domination ; quelquefois, il fera les deux. Mais on ne cherche à dominer, à soumettre, à exploiter que ceux que l’on considère comme inférieurs à soi, que ceux qu’on ne veut pas tenir pour ses égaux, Aussi la doctrine anarchiste qui n’admet pas d’archies, de chefs, de supériorité oppressive, ni au point de vue social, ni au point de vue individuel, réserve, par ses résistances, la voie à la liberté, comme la doctrine libertaire la prépare par ses aspirations ; elles se rencontrent sur le terrain commun de l’égalité potentielle des individus, avec le critérium d’une mesure rationnelle, elles tendent à faire de la liberté possible une réalité sociale.

Comment donc pourrons-nous organiser la liberté dans une société anarchiste ? On a vu plus haut qu’il ne s’agit pas de proclamer à la cantonade le « fais ce que veux » dont les sages de l’Abbaye de Thélème ne prenaient d’ailleurs que la dose raisonnable. La liberté absolue est une impossibilité pour l’homme social comme pour l’homme seul et il faut tenir compte de la présence d’autrui, de la liberté de chacun si nous ne voulons retomber à l’écrasement du faible et aux tyrannies de la force. Comme la liberté essentielle réside dans la satisfaction des besoins primordiaux, il faut d’abord organiser la production des choses nécessaires en tenant compte des besoins actuels avec le maximum de liberté pour tous. La production nécessitant une certaine somme de travail, il est donc normal que tout groupe de production (Voir ce mot, voir aussi communisme, familistère, socialisme, etc.) réclame sa part de travail à qui lui réclame sa part de produits. Ce n’est que la conséquence d’une loi naturelle inéluctable. Celui qui ne peut se contenter des produits sauvages du sol doit apporter sa part de travail à leur transformation pour pouvoir jouir des produits du travail humain. La production pourra être soit collective, soit individuelle, suivant les goûts de chacun et suivant aussi les nécessités de cette production. L’essentiel est qu’elle soit organisée par les producteurs eux-mêmes et ne serve pas, comme de nos jours, à l’enrichissement de leurs maîtres et à la consécration de leur servitude.

Il est évident que de même qu’aujourd’hui, le cultivateur qui veut faire pousser du blé ou des pommes de terre doit mettre la semence en terre au moment voulu