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auraient dû la défendre — a construit obscurément mais inlassablement l’œuvre d’amour et de beauté qui protège la vie contre ses dévorateurs et ses fossoyeurs. Ils sont à elle les hommes qui ont gardé la pureté de leurs conscience, n’ont pas voulu se vendre, ont lutté, souffert, sont morts pour avoir crié la vérité, dénoncé le crime, protesté au nom de la liberté et de la dignité humaines, défendu la pensée et l’art, opposé à la royauté égoïste des privilégiés les droits de l’humanité tout entière. C’est elle qui a suscité tous les cœurs généreux, les caractères indomptables qui se sont dressés contre l’arbitraire, ont donné l’exemple de la résistance à l’oppression dont le mythe de Prométhée en révolte contre les dieux symbolise le premier effort, et qu’ont continué les Ilotes revendiquant la « dignité de citoyens », les Bagaudes, les Jacques, les Gueux, les Camisards, les Sans-culottes, les Quarante-huitards, les Communards, toutes les foules héroïques que l’histoire, courtisane de la puissance, a cherché vainement à ridiculiser et à flétrir. Elle a été, et elle est toujours, la phalange sacrée des hérésiarques, des réfractaires aux « convenances sociales », des précurseurs dont Elisée Reclus a dit : « Chaque individu nouveau qui se présente avec des agissements qui étonnent, une intelligence novatrice, des pensées contraires à la tradition, devient un créateur ou un martyr ; mais heureux ou malheureux, il agit et le monde se trouve changé. »

Dans tous les milieux et dans toutes les formes de l’activité humaine, la véritable élite peut et doit se manifester, exercer son influence. Mais c’est surtout dans le domaine social, dans la lutte pour le bien-être et pour la liberté que nous devons être attentifs à elle, provoquer ses manifestations, la soutenir, l’encourager de toutes nos forces et non la railler et la réduire au désespoir comme il arrive encore trop souvent. Car la vieille femme qui apportait son fagot au bûcher de Jean Hus n’est pas morte. Tous les jours, la foule ignorante rive ses propres chaînes et ses exploiteurs continuent à se frotter les mains en murmurant : « Sancta simplicitas ! »

Est de l’élite tout individu qui ne suit pas l’ornière commune où se traînent tous les préjugés avec toutes les rancœurs et toutes les résignations. Est de l’élite celui qui cherche à s’instruire, à voir la vérité sur la condition humaine, à comprendre d’où vient le mal social et à lui porter remède. Est de l’élite celui qui s’efforce d’instruire les autres, qui recherche avec eux les moyens de la libération commune et pratique la solidarité dans l’équité et la bonté. Est de l’élite celui qui prépare la révolution des cerveaux et des bras, de l’intelligence et des cœurs, pour échapper à la dictature parasite, renverser les idoles, briser les chaînes et fonder la société où la justice régnera pour tous les hommes. « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit la charte du prolétariat. Cette émancipation ne sera pas le produit d’un coup de baguette magique qui fera se redresser brusquement les échines courbées sous l’esclavage. Elle sera l’œuvre des efforts individuels réunis dans l’effort de tous. Elle sortira de la formation intelligente et énergique d’une élite prolétarienne qui remplira d’autant mieux son devoir envers sa classe, sera d’autant moins encline à la trahir et à passer du côté de ses ennemis, qu’elle sera plus nombreuse et plus instruite, plus soutenue par ceux dont elle sera l’interprète et plus encouragée par la certitude de la réussite. Il n’est aucun travailleur qui ne puisse, par son effort si modeste soit-il, prendre sa place dans cette élite de pionniers défricheurs de la vie nouvelle, car plus que de science, il y faut du cœur et du dévouement. Il faut commencer par acquérir, en soi, le sens et la volonté inébranlable de sa propre liberté ; il faut

ensuite s’employer à éveiller ce sens et cette volonté chez les autres. Alors, ne portant plus en lui des espoirs vains, des énergies inutiles, qu’il use lamentablement dans sa solitude et dans ses querelles intestines ; ayant foi dans son élite qu’il n’abandonnera plus aux bêtes et qu’il soutiendra de toutes ses forces : le prolétariat sera capable de s’émanciper. Alors, il pourra remplacer l’infamie d’un Ordre social où ne règnent que la violence et le mensonge par l’harmonie que propose à tous les hommes de bonne volonté l’Anarchie libératrice. — Edouard Rothen.


ÉLOQUENCE n. f. (du latin éloquentia formé de e, de loin ; loquor, je parle).

« Achète ce qu’il y aura de meilleur au marché », avait dit Xanthus à Ésope ; et Ésope n’acheta que des langues. A l’étonnement de son maître, l’esclave répondit : « Qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison ; par elle on bâtit des villes et on les police, on instruit, on persuade dans les assemblées ; on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux » — « Eh bien, « reprit Xanthus, demain, tu m’achèteras ce qu’il y a de pire » ; et Ésope apporta des langues, affirmant qu’il n’y avait rien de pire au monde ; « C’est la mère de tous les débats, la nourrice de tous les procès, la source des divisions et des guerres ; si elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur et, qui, pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes ; si d’un côté elle loue les dieux, de l’autre elle est l’organe du blasphème et de l’impiété ».

De même que les langues d’Ésope — et du reste ne se rattache-t-elle pas à la langue ? — l’éloquence est la meilleure et la plus mauvaise des choses, Car elle est l’art de bien parler, de s’exprimer avec facilité. « L’éloquence est la reine du monde » a dit Montesquieu. C’est une reine en vérité qui traîne derrière elle le fardeau de tous les crimes qu’elle a engendrés et qu’elle engendre encore.

L’éloquence est un art qui remonte à l’antiquité. Elle fut florissante en Grèce avec Périclès et Démosthène, à Rome avec Cicéron.

Le christianisme donna naissance à un nouveau mode d’éloquence : l’éloquence de la chaire ; et si les anciens divisaient l’éloquence en trois genres : le genre démonstratif ; le genre délibératif et le genre judiciaire, les modernes la divisent en cinq branches différentes, à savoir : l’éloquence de la chaire ; l’éloquence de la tribune ; l’éloquence du barreau ; l’éloquence académique et l’éloquence militaire.

L’éloquence est un facteur de popularité. Celui qui sait bien dire émeut et persuade et la foule, qui se laisse conduire plus par ses sentiments que par sa raison, est sensible à la belle parole. « La manière de donner vaut mieux que ce que l’on donne », dit un vieux proverbe ; ne pourrait-on ajouter que bien souvent : « La manière de dire vaut mieux que ce que l’on dit » ? C’est du reste ce qui explique que des hommes incapables et ignorants, ou sensiblement intéressés et dénués de tous scrupules, mais merveilleusement doués en ce qui concerne l’art de parler, occupent les plus hautes fonctions et trompent leurs semblables sur leurs qualités ou sur leurs aspirations réelles.

L’éloquence exerce une telle influence sur le peuple, que de tous temps des hommes s’exercèrent à la pratique et à se perfectionner en cet art. Sans l’éloquence, Démosthène serait resté plongé dans l’obscurité, puisque malgré ses profondes études, lorsqu’il se présenta au peuple pour la première fois, son bégaiement naturel et l’imperfection de sa diction provoquèrent les huées de la populace. Ce n’est que lorsqu’il eut perfectionna sa déclamation, se livrant à des exercices d’arti-