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L’erreur des socialistes autoritaires gît dans ce fait que, exaspérés par l’iniquité qui accable le plus grand nombre et opprime les besoins les plus universels et les plus urgents à satisfaire ; l’iniquité économique, ils n’ont vu que celle-là et, étudiant ses rapports avec les deux autres, constatant son évidente ingérence dans le domaine politique et moral, ils l’ont prise — à la légère — pour le point de départ de tous les crucifiements. Ce qui a contribué, plus que toute autre chose, à les faire verser dans cette ornière, c’est l’influence décisive de l’école socialiste allemande et des écrits de Karl Marx considérés comme l’Évangile du Parti, bien que sur mille membres de celui-ci, il n’y en ait pas cinquante qui les aient lus, pas cinq qui les aient compris. Je conclus en disant que les socialistes autoritaires se trompent ; en prenant la propriété individuelle pour la cause unique de la douleur universelle, ils ont simplement pris la partie pour le tout.

Examinons maintenant la réponse des libertaires qui accusent l’Autorité de tout le mal, et procédons comme pour la propriété privée. Ici, j’ouvre une large parenthèse, car il me semble nécessaire de dire comme Voltaire : « Définissons ! » afin de bien préciser de quoi nous parlons. L’Autorité, considérée comme principe de l’organisation sociale, ne correspond pas seulement à l’idée de gouvernement. Il est évident qu’elle doit être envisagée ici dans son acception la plus large, et comme conséquence, dans ses résultats les plus variés. Le système gouvernemental n’est qu’une modalité particulière de l’Autorité, comme la propriété privée en est une autre, comme aussi la morale obligatoire. Propriété, gouvernement, morale, telles sont, au point de vue social, les trois grandes manifestations du principe d’Autorité. Celui-ci s’exerce : plus particulièrement sur les besoins matériels sous la forme « propriété individuelle » ; plus spécialement sur les besoins intellectuels sous la forme « État » et plus directement sur les besoins psychiques sous la forme « Morale ». Ce sont comme les doigts de fer d’une seule et même main ; tantôt c’est l’un, tantôt c’est l’autre qui pénètre plus avant dans les chairs meurtries de la pauvre humanité, attaquant tour à tour l’estomac, la tête et le cœur. La propriété tyrannise le ventre ; le gouvernement opprime le cerveau ; la morale broie la conscience.

L’Autorité, c’est la servitude, la contrainte pour tous les membres de la Société ; non pas la servitude partielle comme celle qui peut résulter de l’iniquité économique seulement, mais totale, absolue, permanente ; celle qui saisit l’être tout entier, l’empoigne au berceau. Il suit partout sans jamais lui laisser un instant de répit, substituant à sa volonté une volonté étrangère, faisant qu’il ne s’appartient plus et lui enlevant tout espoir d’émancipation possible. C’est la manie et — il faut bien le reconnaître — la nécessité, une fois le principe admis, de tout réglementer, d’indiquer en toutes choses ce qui est permis et ce qui est défendu ; de protéger ce qui est autorisé, de poursuivre et de condamner ce qui est interdit, d’exiger ce qui est prescrit. La propriété n’est pas autre chose, en fait, que l’autorité sur les objets, c’est-à-dire le pouvoir d’en disposer (jus utendi et abutendi) le gouvernement et l’éthique obligatoire ne sont pas autre chose, en réalité, que l’autorité sur les personnes, c’est-à-dire le pouvoir d’en disposer souverainement, d’en user et d’en abuser. Ne dispose-t-il pas souverainement de l’individu, l’État qui en fait simultanément ou successivement un citoyen, un contribuable, un soldat ? Ne dispose-t-elle pas arbitrairement de la conscience, cette Morale qui dicte à chacun ce qu’il doit faire ou éviter, séduisant les cupides par le miroitement de ses promesses, épouvantant les lâches par la crainte de ses menaces ?

Et qu’on m’entende bien : l’Autorité, ainsi conçue, est

un principe absolument indépendant — au point de vue qui nous occupe — des personnalités qui le représentent ; que celles-ci soient religieuses ou athées, républicaines ou monarchistes, opportunistes, radicales ou socialistes, l’Autorité peut changer de mains constamment ; mais elle reste identique à elle-même. Elle est ce qu’elle est, ses conséquences sont ce qu’elles sont, toujours et quand même. La grosse erreur de notre démocratie consiste à croire qu’il suffit de changer les hommes pour transformer les institutions ou en supprimer les duretés. Il n’en est rien. Les procédés de l’Autorité sont fatalement les mêmes. Les régimes autoritaires se suivent et se ressemblent forcément et il en sera obligatoirement ainsi aussi longtemps que, en application nécessaire du principe d’Autorité il y aura : d’une part, des gens qui gouvernent et, d’autre part, des personnes qui doivent se soumettre, quelles que soient, au demeurant, celles-ci et celles-là.

On peut maintenant porter ses regards sur n’importe quel point de l’enfer social, on peut examiner le cas de n’importe quelle victime, il est certain que partout et chez toutes on retrouve l’estampille de l’autorité : Propriété, État ou Morale. D’où vient toute souffrance ? D’un besoin privé de satisfaction ! D’où vient cette privation ? D’une loi, d’un règlement, d’une menace, d’une contrainte matérielle ou morale ! D’où vient cette pression morale ou matérielle ? De l’Autorité. C’est simple comme deux et deux font quatre ; mais, dit Grove, « la conception la plus simple d’une chose est souvent celle qui s’impose la dernière à la raison ».

Un être a faim : des fruits pendent aux arbres de la campagne ; des montagnes de denrées encombrent les magasins de la ville. Pourtant, il ne mange pas. Pourquoi ? Parce que sa conscience lui représente que ces fruits et ces denrées ne lui appartiennent pas et qu’il serait mal de se les approprier : contrainte morale ; ou bien parce que la crainte de l’agent de police, du magistrat, de la prison l’emporte sur le besoin de se nourrir : contrainte matérielle. Un jeune homme sent toute la dureté de la loi qui l’enferme à la caserne, néanmoins, il fait son service militaire. Pourquoi ? Parce qu’on lui a enseigné que tout homme valide doit apprendre le métier des armes pour contribuer à la sécurité ou à la grandeur de ce qu’on nomme Patrie : contrainte morale ; ou bien parce que des conseils de guerre appliquent un code d’une sévérité féroce à tout coupable d’insoumission ou de désertion : contrainte matérielle. Deux jeunes gens sont pris d’un désir fou de se donner l’un à l’autre et ils se refusent ce bonheur. Pourquoi ? Parce que, malgré les éloquents appels de la nature en feu, ils s’imaginent qu’il serait contraire à l’honneur de passer outre au mariage : contrainte morale ; ou bien parce que, le consentement des parents leur étant refusé, on ne veut pas les unir : contrainte matérielle. Pourquoi la prostitution ? Parce que de pauvres créatures sont poussées par l’intérêt ou la nécessité à trafiquer de leur corps. Pourquoi la jalousie ? Parce que nous introduisons dans les choses de l’amour l’idée de durée, d’obligation, de propriété, de contrat, d’exclusivisme. Pourquoi l’hypocrisie ? Parce que nous sommes poussés à dissimuler ceux de nos actes et de nos sentiments qui sont en contradiction avec la règle établie ou jugés sévèrement par l’opinion publique. Pourquoi la cupidité ? Parce qu’il est besoin d’argent pour se procurer l’objet le plus indispensable aussi bien que le plus superflu ; parce que la richesse confère tous les mérites et que la pauvreté les enlève tous. Pourquoi la guerre ? Parce que les peuples sont élevés dans la haine les uns des autres, qu’ils obéissent à leurs dirigeants qui les contraignent à s’égorger mutuellement. Pourquoi les prisons ? Parce qu’il y a des lois, que celles-ci sont perpétuellement violées et que toute infraction à ces lois né-