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liberté qui va jusqu’à la licence, propose un système mixte, un régime qui assurerait la compatibilité dans la pratique de ces deux choses qui, en droit comme en fait, s’excluent absolument. Car l’autorité ne se fractionne pas plus que ne se morcelle la liberté. Elle est toute entière avec ses conséquences, ou elle n’est pas du tout.

Impossible de concevoir une société basée sur l’autorité, sans que la dite autorité ne se manifeste par un système gouvernemental quelconque, lequel système entraîne logiquement une hiérarchie, des fonctionnaires, des assemblées légiférantes et fatalement une police, une magistrature et des prisons. Au sein d’une pareille organisation sociale, les uns ont le pouvoir de commander et les autres le devoir d’obéir. Enclins, les premiers à abuser de leurs pouvoirs, les derniers sont incités à la désobéissance. Et pour étouffer la révolte, deux freins sont nécessairement mis en usage : 1° Les préjugés, soigneusement entretenus par les classe-dirigeants dans le cerveau des masses dirigées ; gouvernement, lois, patrie, famille, suffrage universel, morale, etc., c’est le frein moral ; 2° Magistrats, policiers, gendarmes, soldats, garde-chiourmes, c’est le frein matériel.

Toute autorité qui ne s’appuierait pas sur cette double force, la seconde venant sanctionner la première, n’aurait plus sa raison d’être, puisqu’on pourrait, sans inconvénient comme sans danger, ne s’y pas soumettre. La liberté, elle aussi, est intégrale ou n’existe pas. Elle ne supporte ni lois, ni gouvernements, ni contrainte. Elle ne s’accommode ni de policiers, ni de magistrats, ni de gardiens de prisons. L’homme qui ne fait pas ce qu’il veut, rien que ce qui lui plaît et tout ce qui lui convient, n’est pas libre. Cela ne se discute même pas. En conséquence, on peut affirmer que, en droit comme en fait, il est impossible d’admettre un système bâtard qui tiendrait à la fois du principe d’autorité et du principe de liberté. On peut, à son gré, se prononcer pour l’Autorité contre la Liberté ou pour la Liberté contre l’Autorité ; mais on ne peut être pour l’une et pour l’autre. Il faut opter. Les anarchistes se sont prononcés ; leur choix est fait ; ils sont contre l’Autorité, pour la Liberté. Et ils ne craignent pas d’affirmer que l’Humanité, elle aussi, implicitement tout au moins, s’est prononcée évolutionnellement — en faveur de l’indépendance contre la servitude c’est-à-dire pour la Liberté contre l’Autorité.

On comprend que les premiers échantillons de la race humaine qui parurent sur le globe durent être soumis à toutes sortes de servitudes. A peine sorti de l’animalité, faible et grossière ébauche de l’homme des civilisations avancées, l’être primitif se trouva sous la dépendance absolue de la nature. Exposés aux intempéries, à la fureur et aux caprices des éléments, incapables de s’orienter au travers des inextricables fourrés des régions vierges, arrêtés à tout instant par des cours d’eaux, les montagnes, des ravins, luttant parfois corps à corps avec les animaux féroces, sans autre nourriture que celle qu’ils réussissaient à se procurer par une chasse et une pêche souvent dangereuses et toujours exténuantes, victimes des maladies et des fléaux, nos premiers ancêtres durent connaître toutes les horreurs d’une existence passée à se défendre contre des forces aveugles, irrésistibles, mystérieuses. Terreur perpétuelle, déchirement de la faim, brûlure de la soif, morsure du froid, ignorance complète, tel fut le lot de l’humanité dans l’enfance. Ce qu’on a appelé « l’état de nature », la liberté primitive, fut donc en réalité une épouvantable servitude. Servitude matérielle à l’égard de la nature, servitude intellectuelle à l’égard de la science, l’être tout entier fut dans un état de complet esclavage. Mais peu à peu, avec des lenteurs et des arrêts dont notre siècle de rapidité ne peut se faire une idée précise, les liens se

relâchèrent. Avec une opiniâtreté incroyable, l’homme mesura ses forces contre la nature. Enhardi par quelques succès et en possession de quelques outils rudimentaires, le genre humain s’appliqua à utiliser les produits naturels et chercha à en assurer la régulière production. La vie cessa d’être une perpétuelle et douloureuse pérégrination à travers les espaces stériles et encore inexplorés. Des groupements se formèrent, un langage se fonda, des idées s’échangèrent, des relations s’établirent. Le cerveau se dégagea peu à peu des originelles épaisseurs ; il y entra quelques lueurs indécises qui contenaient en puissance les clartés futures. Sans plan préconçu, sans méthode préméditée, par la seule force des choses, par le seul jeu des organes de mieux en mieux exercés, les facultés se développèrent.

Mais pendant que l’homme se soustrayait insensiblement à la tyrannie de la nature, le despotisme de l’homme sur l’homme faisait son apparition. Ce ne fut plus seulement la guerre de l’individu contre les forces coalisées de l’univers ; ce fut encore la lutte des individus entre eux, des collectivités entre elles.

Des populations entières furent condamnées à l’esclavage. Des castes et des classes divisèrent l’humanité, les unes dépouillant et opprimant les autres. La servitude sociale vint s’ajouter aux servitudes antérieures et il serait difficile de dire si les avantages que l’humanité remporta sur le globe et les progrès qu’elle réalisa dans le domaine scientifique compensèrent les inconvénients de ce nouvel état de choses. Je n’ai pas à relater longuement les efforts faits, les conquêtes obtenues, les admirables développements de l’esprit humain. D’autres ont raconté, mieux que je ne saurais le faire et avec une compétence qui me fait défaut, les étonnantes péripéties de cette lutte séculaire de l’homme contre tous les écrasements antiques. Aujourd’hui, les conditions respectives de l’humanité et de la planète sont interverties. Ce n’est plus celle-ci qui domine celle-là, c’est le contraire. Le sol est cultivé, le sous-sol livre ses richesses, les forces naturelles sont utilisées, la plupart des maladies vaincues, les ravages épidémiques atténués, les fléaux en partie conjurés, les éléments domestiqués, la matière asservie, l’homme n’est plus le jouet de l’Univers. Il a posé sur le globe terraqué qu’il peuple un pied vainqueur et s’y est assuré désormais la première et la meilleure place : la servitude matérielle ou pauvreté sociale n’existe donc plus et tous les maux qu’elle faisait naître sont ou peuvent être supprimés.

L’homme n’est plus cet être grossier, craintif et ignorant que le moindre phénomène étonnait. Il ne sait pas tout sans doute, mais il est mille choses qu’il n’ignore plus. Et les connaissances dont son cerveau s’est enrichi sont assez étendues, sûres et variées, pour que non seulement il échappe aux tourments de l’ignorance, mais encore goûte les joies du savoir ; donc, la servitude intellectuelle ou ignorance sociale n’est plus qu’un triste souvenir et les douleurs qu’enfanta l’ignorance ancestrale font désormais partie de l’histoire du passé.

Reste la servitude sociale.

Après la double victoire que je viens de rappeler, sera-t-il dit que l’homme ne voudra pas ou ne saura pas s’affranchir de l’homme ? Et qu’après avoir brisé les chaînes que la nature avait forgées contre lui, il ne pourra pas se débarrasser des entraves artificielles que lui imposa la force ou que consentit son ignorance ? Que de luttes pourtant, que d’héroïsmes, que de sang versé, que d’existences sacrifiées pour ce seul mot « Liberté » ! Tendance instinctive d’abord, aspiration vague par la suite, poussée nette, précise et formidable de nos jours, l’amour de la Liberté a, depuis des siècles, fait battre des milliards de cœurs et armé des milliards de bras. Il semble, tant est grande la force d’expansion et de résis-