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la condition humaine, elle a été soumise à toutes les déformations et restrictions, livrée à toutes les prostitutions de la pensée. De même que les grands courants de la vie et de l’humanité, elle a été détournée de sa voie dans les chemins des intérêts particuliers aux classes dominantes. Au lieu d’être une stimulatrice de la vie générale, la manifestation de la pensée universelle, elle n’a été le plus souvent, dans le morcellement de ses milliers de formes et d’usages particuliers, que l’expression sénile d’un état social qui descendait peu à peu à la décomposition intellectuelle et morale atteinte aujourd’hui.

Philarète Chasles a divisé l’histoire de la pensée humaine, représentée par la littérature, en quatre périodes : l’ère théocratique, l’ère du polythéisme, l’ère chrétienne, l’ère actuelle éminemment critique et analytique. Les trois premières, après avoir préparé et précipité la décadence et la disparition de tant de civilisations anciennes, ont substitué la suprématie des aristocraties à la liberté naturelle, établi la domination des dogmes sur les esprits et l’arbitraire individuel contre le droit collectif. L’époque actuelle, que Ph. Chasles observait il y a quatre-vingts ans et qu’il qualifiait d’éminemment critique et analytique, aurait dû, semble-t-il, opérer le redressement nécessaire. Elle n’a abouti jusqu’ici, malgré toutes ses audaces et malgré tous les concours que pouvaient lui apporter les esprits éveillés à la liberté par la Révolution, qu’à aggraver la décomposition par des sophistications qui sont d’impudents défis à la vérité et à la raison. Au lieu de balayer toutes les scories du passé, elle a employé son temps à les refondre dans l’espoir insensé d’en faire du pur métal. Pour ne pas faire du nouveau avec une vérité qu’on redoute, on s’est efforcé, et on continue, à galvaniser des choses qui, depuis des siècles, étaient déjà mortes avant d’avoir vécu. Il faudrait remplir de gros volumes pour montrer l’œuvre de perpétuel attentat contre la pensée poursuivie depuis six mille ans dans la littérature au service de l’autorité. Elle transparaît, si dissimulée qu’elle soit sous les fleurs de rhétorique, dans les multiples ouvrages écrits sur les littératures particulières, aussi, comme le disait Bazalgette : « Il n’est guère de lecture qui vous laisse une impression plus désolante, plus desséchante que celle d’une histoire de la littérature d’un pays, quel qu’il soit. Tout ce qu’elle prétend contenir d’œuvres et d’hommes s’v réduit à cette chose navrante entre toutes : de la lit-té-ra-tu-re. Alors qu’une de ces œuvres, à la supposer forte et originale, vous enveloppe de toute sa vie, vous enrichit et vous exalte, la juxtaposition d’un millier de noms, l’exposé des influences, la place trop belle faite aux médiocres, finalement réduisent ce qui devrait être une merveilleuse histoire à une morne succession d’écoles… » Cette lit-té-ra-tu-re que Bazalgette n’aimait pas, c’est celle qui faisait dire à Ph. Chasles : « J’ai peu d’estime pour le mot littérature. Ce mot me parait dénué de sens ; il est éclos d’une dépravation intellectuelle. » Cette dépravation, il la voyait dans ce secret de bien parler sur tout et sur tous que des professeurs enseignaient contre argent, en Grèce, et qui produisait les sophistes, « parasites qui tuent l’arbre et paraissent l’orner ». Ils perdirent la Grèce puis ils allèrent à Rome où ils se multiplièrent à mesure que l’organisation sociale s’affaiblit. Aujourd’hui ils sont des légions qui entretiennent cette « blagologie », comme disait Taine, dont le vieux monde est en train de mourir. Il est préférable de voir la littérature dans l’effort de « l’action contre la réaction », dans les manifestations de la pensée vivante, novatrice, considérée comme hérétique et persécutée parce qu’elle a été à l’avant-garde et s’est refusée aux honteuses capitulations. C’est cette littérature militante qui a produit et transmis à travers les

siècles, dans ses formes les plus belles, la volonté d’indépendance et les espoirs de bonheur toujours profonds au cœur de l’homme. De cette littérature, nous indiquerons ici quelques grandes lignes et nous l’enverrons pour plus de renseignements aux mots : Poésie, Prose, Roman, Théâtre, Histoire, Critique, etc…

Parmi les peuples qui occupaient les régions de la Chaldée, les Akkadiens sont considérés comme les véritables pères spirituels de la civilisation par l’hégémonie qu’ils exerçaient intellectuellement. C’est chez eux que les sémites, qui auraient été des Arabes d’où sortirent les Hébreux, trouvèrent les diverses légendes qu’ils se sont adaptées, selon leurs convenances particulières et souvent maladroitement, pour faire les récits bibliques. Les préoccupations intellectuelles des Akkadiens sont attestées par leur légende du déluge. Il y est dit que leur dieu, aussi soucieux de sauver les trésors de la pensée que de perpétuer les hommes et les animaux, recommanda à Zisuthros (Noé) de mettre à l’abri du cataclysme, en les enfouissant sous la ville du Soleil, Sippara, le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui avait été écrit. On cherche vainement les traces d’une préoccupation semblable dans la légende biblique. Ce qui avait été écrit chez les Akkadiens était considérable dans tous les genres. « Chaque cité rivalisait d’orgueil comme centre littéraire… Chargina avait fondé une bibliothèque à Nippur. C’est là qu’Assurbanipal fit copier la plupart des textes destinés aux annales du palais de Ninive, et dont le contenu couvrirait dans le forum in-quarto des livres modernes, plus de cinq cents volumes de cinq cents pages. » (E. Reclus). C’est dans les restes de cette bibliothèque d’Assurbanipal qu’on a découvert douze plaquettes racontant l’épopée de Gigalmés dont l’histoire du déluge est un épisode.

Les premiers documents qui ont fixé l’expression de la pensée humaine et qui ont été laissés par ces peuples intellectuels présentent le plus grand intérêt pour l’étude des races, des langues, de l’histoire et des mœurs. Encore insuffisamment déchiffrés, les plus anciens révèlent l’esprit pacifique des premières populations par la ressemblance des mots qui manifestent cet esprit dans toutes les langues sorties du langage primitif aryen, tandis que les mots de caractère belliqueux n’apparaissent que dans des langues de formation postérieure. Un immense héritage nous est venu du monde iranien tant de ses découvertes de vie pratique que de sa production littéraire. Ses conceptions philosophiques sont à la base de la pensée humaine tout comme ses poèmes, mythes, récits, chants, pour former une chaîne sans fin par le parallélisme des différentes philosophies de l’Orient et de l’Occident et les influences littéraires dont la compénétration a présidé aux métamorphoses des idées.

Dans les temps les plus éloignés, à la civilisation chaldéenne a correspondu celle d’Égypte presque aussi ancienne. D’après le « Papyrus de Turin », dix mille ans environ s’écoulèrent depuis l’établissement du gouvernement théocratique qui précéda les rois. Bien avant les Hébreux, les Égyptiens eurent leur Bible qui fut le Livre des Morts. Plus près de nous, il y a 2.500 ans, le parallélisme se produisait entre les philosophies de la Chine et celles de la Grèce. Lao-Tseu, Confucius, Meng-Tsé, qui donnèrent à la Chine sa morale et aussi son organisation sociale, avaient les idées d’un Socrate. « Le malheur d’un seul être est une défectuosité qui empêche le bonheur de l’univers d’être complet et parfait », dit cette morale. Les quatre livres ou Sse-chu de Meng-Tsé, sont toujours en usage dans les écoles. Ils enseignent l’égalité entre les hommes et la révolte contre les oppresseurs. Le Chu-King, dans lequel Confucius réunit les annales, est d’un esprit rationaliste qui a toujours mis le peuple en garde contre les supersti-