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chez ceux qui tiennent à l’intégrité de leur santé. C’est affaire de discernement et de volonté. ‒ J. Méline.


MATÉRIALISME — s. m. rad. matériel. Littré définit : « Système de ceux qui pensent que tout est matière et qu’il n’y a point de substance immatérielle. » Deux éléments constituent donc la doctrine : affirmation de l’existence substantielle de la matière ; négation de Dieu, de l’âme, des esprits, de toute substance non matérielle.

La plupart des spiritualistes ne niant pas la matière, on les nomme souvent dualistes et certains matérialistes préfèrent se déclarer monistes. Mais Ernest Haeckel, par exemple, tient à distinguer son monisme « du matérialisme théorique qui nie l’esprit et ramène le monde à une somme d’atomes morts ». Il brandit comme un drapeau le mot de Gœthe : « La matière n’existe jamais, ne peut jamais agir sans l’esprit, et l’esprit jamais sans la matière ». Il adhère, affirme-t-il, au « monisme pur, sans ambiguïté, de Spinoza : la matière (en tant que substance indéfiniment étendue) et l’esprit ou énergie (en tant que substance sentante et pensante) sont les deux attributs fondamentaux, les deux propriétés essentielles de l’Être cosmique divin qui embrassa tout, de l’universelle substance ». Hélas ! Haeckel expose de façon bien ambiguë le monisme, « sans ambiguïté » en effet, du maître dont il se réclame. Spinoza serait sévère pour ce passage confus où les parenthèses appellent substances ce que la phrase nomme attributs. Il ne saurait plus — et je ne sais plus — ce que pense Hœckel ou même s’il pense quelque chose. De tels accidents sont fréquents aux savants qui veulent philosopher. Le poisson est plus à son aise dans l’eau.

Nous ne connaissons que des phénomènes. La substance nous est inaccessible et certains philosophes dits phénoménistes nient son existence ou la négligent comme les matérialistes nient l’existence de l’esprit, comme les idéalistes (au sens métaphysique) nient l’existence de la matière. Si, avec le sourire du xviiie siècle, ou avec la rigueur positiviste, nous opposons métaphysique et sagesse, nous répéterons volontiers après Voltaire : « Les sages auxquels on demande ce que c’est que l’âme répondent qu’ils n’en savent rien ; si on leur demande ce que c’est que la matière, ils font la même réponse ».

Monisme, dualisme et même certaines façons de comprendre le pluralisme ; matérialisme, spiritualisme, idéalisme et même certaines façons de comprendre le phénoménisme : tout cela appartient à la métaphysique, c’est-à-dire au domaine des antinomies.

Le concept fondamental de n’importe quelle métaphysique se manifeste, sous la lumière analytique projetée par l’adversaire, un nid de contradictions. Le matérialiste prouve que l’âme ou Dieu, est une idée contradictoire. L’idéaliste et le phénoméniste infligent le même anéantissement à l’idée de matière. Quel serait le composant concret de la substance ? Peu importe ici que la science moderne, cessant de considérer l’atome comme simple, le compose d’un nombre considérable de particules et que ces corpuscules, différenciés en négatifs et positifs, dansent ensemble comme le soleil et le chœur des planètes. Logiquement, il faut que la matière, ce composé, soit formé de composants. Mais le composant fuit à l’infini. Poser l’étendue et poser la divisibilité, ce n’est pour l’intelligence qu’une seule opération. Tant qu’il y a de l’étendue pour mon esprit, la logique me contraint à le diviser. Pour obtenir l’indivisible, je refuserai donc l’étendue à l’élément dernier de la matière. Mais des zéros peuvent-ils constituer un nombre et l’addition de points sans étendue, une étendue ?…

Le phénoméniste triomphe ici, mais pour être vain-

cu par une autre nécessité logique. Je ne parviens pas à concevoir le phénomène suspendu dans le vide. Comme la fumée monte du feu, comme le feu suppose un combustible, le phénomène émane d’une substance. C’est une application peu évitable — et si quelques philosophes l’évitent dans les mots, l’évitent-ils dans leur pensée secrète ? — du principe de causalité. Mais le même principe va exiger une cause à cette substance, une cause à la cause de cette substance… Puis-je accepter le recul à l’infini ? Ou suis-je contraint de postuler, — Dieu ou matière, — quelque chose d’éternel, c’est-à-dire, il faut l’avouer, une cause sans cause ? Oui, une cause sans cause. Car il est difficile de contenir son rire devant les plaisants théologiens et les plaisants matérialistes qui disent gravement de Dieu, ou de la matière, qu’Il est ou qu’Elle est sa propre cause.

Je répondrai plus volontiers que, constaté uniquement dans la série phénoménale, le principe de causalité ne saurait s’appliquer correctement en dehors de cette série. Mais alors où ai-je pris le droit de réclamer la substance ? Je n’ose plus affirmer avec le substantialiste et je ne me résous pas à nier avec le phénoméniste.

Pour moi, le vrai refuge est dans l’agnosticisme. Je constate en riant que nulle métaphysique n’a de prise sur le monde extérieur. Dans la pratique, dans la recherche scientifique, je repousse toute métaphysique. Que cette gosse reste à la porte du laboratoire. Mais cet oubli méthodique pourquoi le rendrais-je définitif ? Eh ! si j’aime les caresses de la gosse. J’ai des besoins poétiques et, parmi eux, des besoins métaphysiques. Cet univers dont la science ne saisit que la surface et n’étudie que des fragments, j’aime rêver son ensemble et ses profondeurs.

Quand nous nous abandonnons à ce jeu, si indispensable à quelques-uns, sachons que nous sommes aux pays de la liberté et du rêve. Ne nous indignons pas si d’autres rêvent un autre songe que nous. Matérialistes et monistes si nous avons le tourment de l’unité ; pluralistes si le sens de la diversité l’emporte en nous : ne nous étonnons pas que les goûts du voisin diffèrent des nôtres. Ne méprisons que l’intolérance et le dogmatisme.

Les positivistes nomment quelquefois matérialisme l’effort pour expliquer le complexe par le simple, et, par exemple, le biologique par le mécanique. Ils condamnent dans cette tentative une faute logique. Hélas ! expliquer ou paraître expliquer, c’est toujours simplifier. Hélas ! simplifier, c’est toujours appauvrir et déformer.

Les camarades qui ont une forte culture philosophique liront avec fruit, sur la question du matérialisme et quelques questions connexes : Le Pluralisme de J.-H. Rosny aîné ; Les Synthèses suprêmes de Han Ryner, et surtout, malgré son ancienneté, le livre capital de Lange, Histoire du Matérialisme. — Han Ryner.

MATÉRIALISME. L’histoire du matérialisme pourrait résumer l’histoire de la pensée humaine, si une pareille œuvre pouvait se réaliser dans toute son ampleur. Malheureusement la partie la plus intéressante de cette évolution nous manquera toujours car les premiers efforts de la pensée humaine nous resteront à jamais inconnus. Il faut comprendre, en effet, qu’une conception aussi géniale que celle d’un Démocrite, suppose une faculté d’observation, de raisonnement, d’abstraction tellement développée que, seule une civilisation prolongée, précédée d’une pré-civilisation infiniment plus étendue, peut à peine expliquer.

Ce que l’on peut observer actuellement de la mentalité des peuples arriérés nous montre un des premiers degrés de la compréhension humaine des phénomènes. L’ani-