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qui viennent aux eaux qui s’en vont. Sans doute, obéissant à un rythme, la vitesse du courant s’accélère et se ralentit tour à tour, mais grâce à la mémoire nul état psychologique ne s’évanouit définitivement ; dans le présent vécu par la conscience, toujours un lambeau du passé se retrouve. Le sommeil même, probablement, ne provoque point de rupture dans la trame de la vie intérieure, une série continue de rêves reliant le moi qui s’endort au moi qui s’éveille.

Mais, pour la commodité des recherches scientifiques, nous décomposons par abstraction cette réalité complexe et changeante en larges groupes de phénomènes où l’on introduit ensuite des classes de plus en plus menues. Déjà Platon distinguait trois parties dans l’âme humaine : la raison qu’il plaçait dans la tête, le principe des inclinations généreuses qu’il situait dans le cœur, l’appétit inférieur, véritable hydre à cent têtes, qu’il logeait dans le ventre. Aristote, dont la doctrine sera reprise au moyen âge, admettait quatre puissances essentielles : la puissance végétative ou nutritive, la puissance sensitive, la puissance motrice, la puissance raisonnable. Descartes et beaucoup d’autres après lui réduiront ces facultés à deux ; l’entendement et la volonté ; dans la sensibilité ils ne verront qu’une forme inférieure de l’entendement. Aujourd’hui l’on distingue d’ordinaire la vie affective, la vie intellectuelle, la vie active, qui, dans le langage courant, répondent, d’une façon globale, aux termes de cœur, d’esprit, de volonté. Naturellement, la psychologue moderne, débarrassé des préjugés métaphysiques, ne voit dans ces trois facultés, comme aussi dans toutes les subdivisions dont elles sont susceptibles, que des aspects de l’activité mentale, des points de vue sur une même réalité intérieure, et non des puissances distinctes, des entités spirituelles comme l’admirent un trop grand nombre de philosophes anciens. Expression interne de l’unité de l’être, la conscience, qui demeure dans une étroite dépendance du système nerveux, ne peut former qu’une large synthèse dont les divers éléments ne sauraient vivre et subsister les uns sans les autres.

Au-dessous d’un point central, comportant un maximum de clarté, la conscience psychologique se prolonge en zones marginales, dont la lumière s’atténue par degrés. Si j’écris à quelqu’un, j’aurai une connaissance précise et claire des nouvelles que je veux lui transmettre, des lettres que ma plume trace sur le papier ; mais du bruit fait par les voitures ou les piétons qui passent sous mes fenêtres, je n’aurai’déjà qu’une conscience très atténuée ; et, pour sentir la température de ma chambre, le contact de mes habits, il faudra que mon attention soit attirée spécialement de ce côté-là. Sans être toujours conscients, les états, placés à l’extrême limite du côté lumineux de l’âme, restent d’ailleurs perceptibles aisément et continuent en général d’influencer la conscience ; que le tic-tac du moulin cesse et le meunier, rendu insensible au bruit par une longue habitude, remarquera cet arrêt aussitôt. Mais une analyse régressive, lorsqu’on la pousse assez loin, oblige à supposer qu’une large partie de l’esprit plonge dans une complète obscurité. La vie psychologique normale témoigne de l’existence d’états mentaux inconscients.

Nos tendances, nos affections ne cessent pas d’être, quand elles cessent d’être senties ; et souvent la passion, avant d’éclater au grand jour, s’est développée lentement à l’insu de l’homme qu’elle consumera. Une mort, un départ vous révéleront brusquement la profondeur d’une affection que l’on croyait superficielle ; et c’est un événement fortuit qui, fréquemment, permettra de découvrir la force d’un amour resté jusque-là inconscient. Notre défaut d’attention, leur propre faiblesse ou leur continuité nous empêchent de percevoir maintes sensations. D’innombrables souvenirs subsistent en notre esprit qui ne viendront à la lumière que très rare-

ment, si même ils y reviennent. C’est d’une secrète incubation de la pensée que résulte l’inspiration soudaine bien connue de l’artiste et du savant. Et, dans l’acte instinctif ou habituel, la conscience s’atténue au point de disparaître : on porte les mains en avant pour parer un coup sans attention préalable, et les doigts du pianiste continuent de jouer correctement même lorsque son esprit vagabonde au loin. L’automatisme psychologique, aux manifestations si diverses et si multiples, prouve à l’évidence que de larges pans d’ombre existent dans notre esprit.

Les techniques psychanalytiques de Freud ont justement pour objet d’explorer ces régions obscures. Au médecin placé à son chevet, le malade dira tout ce qui lui passe par la tête, donnant libre cours aux images, aux idées, aux souvenirs qui naissent associativement dans son cerveau ; ou bien, avant toute réflexion, il débitera les phrases, énoncera les pensées que lui suggèrent des mots inducteurs prononcés à dessein. Oublis, lapsus, retards, méprises ou erreurs diverses auront une cause que le psychanalyste pourra découvrir ; des expressions inattendues, des termes révélateurs, l’émotion dont s’accompagnent certains aveux, le renseigneront sur le contenu de l’inconscient.

Une interprétation méthodique des rêves permettra également de découvrir les désirs refoulés. En songe, l’enfant croit manger le sucre d’orge dont on le priva durant la journée. Mais un revêtement imaginatif, d’apparence absurde, défigure en général le souhait du dormeur ; d’où un symbolisme, dont il importe de détenir la clef pour découvrir le vrai sens des constructions oniriques. « Une malade rêve qu’elle n’arrive pas à donner à dîner à ses invités. La psychanalyse découvre qu’elle réalise en réalité un désir secret et inconscient qu’elle n’avait pas accusé au médecin : celui de ne pas donner à une de ses invitées (une amie maigre qui plaisait à son mari et dont elle était jalouse) l’occasion de bien manger et d’engraisser… Un jeune homme, amant clandestin d’une jeune fille, rêve qu’il est arrêté pour infanticide ; il ne réalisait pas ainsi le désir de tuer l’enfant qui pouvait naître de ses amours coupables ; mais il avait depuis peu le souci d’avoir pu rendre sa maîtresse enceinte et se tranquillisait par ce rêve, en imaginant son enfant mort ». Freud exagère la portée de certaines observations ; sa symbolique, ses interprétations paraissent quelque peu arbitraires ; mais nul n’a mieux mis en relief le rôle joué par l’inconscient, tant dans les psychoses et névroses que dans la vie normale et courante.

À notre activité mentale, consciente ou non, les spiritualistes ont donné pour support une entité métaphysique : l’âme. Et ce principe immatériel et simple, qu’utilise le cerveau durant la vie présente, continuerait de penser, vouloir et sentir, même après la mort. Prêtres et philosophes ont noirci d’innombrables pages pour étayer ce mensonge intéressé. Récemment Bergson dépensa beaucoup d’ingéniosité pour rajeunir cette doctrine absurde avec une virtuosité indéniable, il usa d’un vernis fait de science et de poésie pour masquer la vieille erreur spiritualiste, attaquée de toutes parts. Mais le vernis a craqué, et l’antique aberration dualiste, reparue, a précipité le déclin du bergsonisme. Sa faillite est si complète, si définitive qu’un disciple de Bergson, Jacques Chevalier, ose écrire de son maître : « Aujourd’hui, l’âge est venu, l’œuvre est inachevée ; et, autour de nous les fruits n’ont pas répondu à la promesse des fleurs… Des doctrines qu’on croyait mortes ont tiré de nouveau les intelligences vers le Mécanisme et la Matière. » Cet aveu a dû singulièrement coûter à son auteur un clérical militant, dont la république a trouvé bon de faire un professeur de Faculté ; il constate le discrédit qui atteint de nouveau les idées chrétiennes, du moins parmi ceux qui réfléchissent. « De même qu’un