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MOI
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pouvait utiliser aucune des données visuelles nouvellement acquises. Pourtant ses sensations étaient innombrables, simultanées et successives. Qu’aurait-il éprouvé s’il n’avait perçu qu’un seul point lumineux, toujours semblable à lui-même ?

Si nous éliminons ainsi progressivement les éléments sensoriels, en nous rapprochant de l’enfance, jusqu’à la naissance, nous rétrécissons la précision du moi ; nous diminuons le champ de la conscience ; nous ne trouvons plus qu’un fonctionnement organique sans pensée, sans aucune notion du moi. Peut-on encore parler de conscience ? Et n’est-il pas évident que la conscience n’est que le produit des sensations, lesquelles sont dépendantes des influx nerveux, lesquels à leur tour sont créés par des phénomènes physico-chimiques de l’être vivant et du milieu. Ainsi nous assistons avec l’accumulation des perceptions à la formation de la conscience. Il est intéressant de constater que la vie existe bien avant la formation du moi et qu’elle continue également sans lui ; soit dans les fonctions organiques qui sont inconscientes et qui constituent la plus grande partie de l’activité ignorée de l’individu, soit dans le sommeil, soit dans les nombreux cas pathologiques. Ainsi la chose la plus importante et la plus primitive des êtres vivants n’est point de penser, mais de se développer, d’assimiler, de conquérir et cela peut s’effectuer sans conscience précise du moi, comme il est probable que cela se réalise dans tout le règne végétal et le règne animal inférieur. La coordination s’effectue bien par l’intermédiaire du système nerveux, mais c’est accessoirement que la pensée s’est développée. Le système nerveux parait, primitivement, orienter l’être entier vers la lutte et coordonner ses différentes parties pour cette fonction. Les premiers réflexes sont donc des réflexes moteurs, mais chaque excitation sensorielle n’est point entièrement utilisée dans le réflexe ; une partie de l’énergie ainsi libérée parcourt d’autres voies nerveuses et forme ainsi le souvenir lié, par conséquent, a un état précis du monde objectif, et à un état également précis de l’être sensible. Comme cet être est littéralement baigné dans d’innombrables excitations depuis sa naissance, on voit que tous ces influx nerveux, venant simultanément des surfaces sensorielles et non transformées en mouvement, se transforment en sensations (représentations conscientes) liées les unes aux autres dans l’espace et dans le temps.

Remarquons encore que, dans la matière cérébrale, les souvenirs se fixent ainsi simultanément dans l’espace, puisque chaque organe des sens, situé dans l’espace, a ses centres sensoriels liés entre eux spatialement ; et qu’ils se fixent également dans le temps par répétition, succession, renouvellement des sensations. Comment pouvons-nous alors relier ces faits objectifs aux connaissances subjectives concernant la douleur, le plaisir, la volonté, le choix, le temps, l’espace, l’étendue, la durée, le passé, le présent ; les souvenirs et leur reconnaissance qui forment ainsi le moi tel qu’il se précise en son sens inétendu, s’opposant aux souvenirs eux-mêmes ?

C’est ici que l’attention va nous expliquer bien des choses. Il faut entendre par attention une quantité d’influx nerveux cérébral. Le système nerveux réalise, comme on le sait, une organisation à plusieurs étages, c’est-à-dire que les influx nerveux, déterminés par les phénomènes objectifs, peuvent parcourir plusieurs voies ; soit en passant directement dans la moelle épinière et les cellules motrices, ce qui constitue les réflexes primitifs ; soit en montant jusqu’au bulbe, puis au cerveau moyen ; soit encore en atteignant le cerveau supérieur, les zones sensorielles et les zones d’association. Le nombre de cellules nerveuses mises ainsi en jeu successivement augmente considérablement avec

le parcours et chaque relais, chaque centre de jonction rencontré constitue une étape où l’influx nerveux peut s’accumuler, se transformer en réflexes moteurs ou se diffuser plus loin dans les zones de la perception, de la sensation et de l’association. Certains centres nerveux, plus particulièrement liés au fonctionnement physiologique de l’individu, sont ainsi de gros producteurs ou accumulateurs d’énergie, laquelle libérée alors plus ou moins régulièrement, durablement et intensément, met en jeu des liaisons extrêmement compliquées du réseau cérébral ; liaisons perpétuellement modifiées sous la variation de l’influx nerveux, lequel, finalement, peut n’aboutir à aucune réalisation motrice (action avortée, hésitation, réflexion, méditation, émotion, etc.), ou se terminer par l’action visible objectivement. La diffusion et la dispersion de l’influx nerveux dans de multiples réseaux très compliqués explique très bien l’hésitation et le choix, car, ainsi dispersé et divisé, il ne peut déclencher qu’une suite de réflexes contradictoires ou inhibiteurs ; mais il explique aussi l’action soudaine, même très énergique, sous de minimes excitations objectives, car cet influx nerveux rencontrant, dans son cheminement, un centre d’énergie puissant peut le libérer brusquement vers les voies plus frayées de la motricité et de l’action. Ce qui donne l’illusion du choix.

Il est aisé de relier ainsi toutes les fonctions psychiques entre elles par l’étude des mécanismes nerveux les déterminant. Puisque tout le fonctionnement cérébral se ramène à des influx nerveux parcourant des réseaux liés entre eux mais formant des mécanismes distincts, construits à des moment successifs, et parfois très distants les uns des autres, nous pouvons appeler instinct un mécanisme de réflexes transmis héréditairement, antérieur à l’expérience individuelle, réagissant seulement dans des cas limités et précis. C’est l’intelligence spécifique créée, renforcée par chaque individu au cours de l’évolution de l’espèce et transmise aux descendants. L’aptitude est un mécanisme héréditaire, également antérieur à l’individu, nécessitant l’expérience pour l’affirmer et se préciser. L’intuition est l’utilisation ultérieure, et en dehors de l’expérience objective immédiate, des mécanismes sensoriels édifiés antérieurement, par l’individu, depuis sa naissance jusqu’au moment considéré. L’intelligence est la construction successive des mécanismes nerveux, déterminés par l’expérience personnelle depuis la naissance jusqu’à la mort. Elle représente une sorte de construction graduelle dont les diverses propriétés se traduisent par l’action coordonnée, modératrice, équilibrante ou inhibitrice des influx nerveux déclenchés par les réactions vitales. L’habitude est un mécanisme formé par l’intelligence et fixé par la répétition automatique des mêmes actes. Les passions, les sentiments sont constitués par des centres émetteurs d’énergie, liés à des mécanismes coordonnant les fonctions importantes de la vie : nutrition, sexualité, combativité, motricité, etc. ; lesquels liés également aux mécanismes précédents, leur fournissent l’énergie nécessaire pour déclencher tous les processus psychiques, depuis l’acte violent et irréfléchi (décharge brusque de l’influx nerveux par les voies les plus usitées de la motricité) jusqu’à la plus abstraite des méditations. L’intelligence n’apparaît donc aucunement comme une faculté mystérieuse, inexplicable et uniquement humaine. Elle est un ensemble de mécanismes coordonnateurs créés par l’action du milieu sur l’individu et déterminant sa réaction, d’après des mécanismes formés antérieurement, et issus des luttes millénaires de la substance vivante en équilibre avec les forces physico-chimiques de l’univers.

L’attention est donc un écoulement d’énergie s’effectuant dans une direction continuelle, sous l’influence