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MOR
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la promotrice de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

Il n’en est pas moins vrai que la personnalité humaine, même dirigée par la conscience, est enserrée, protégée, ou maintenue dans une armature morale, le plus souvent religieuse, et dans une armature sociale, et que, si elle a réagi pour adoucir les règles morales, si même elle a été la promotrice des révolutions religieuses ou sociales, elle a dû se soumettre le plus souvent et pendant de longues périodes de silence, à la loi commune, à la tradition, à la coutume et aux rites.

C’est, en effet, l’habitude qui gouverne la plupart des actions de la plupart des hommes. Ceux-ci obéissent machinalement à la coutume, c’est-à-dire aux habitudes traditionnelles, sans être tentés de la mettre en question. C’est grâce à cette observance inconsciente de la morale qu’il n’y a pas besoin d’un surveillant derrière chaque individu, même lorsque la « terreur sacrée » se relâche. C’est encore l’opinion, sa longue action, son influence prolongée, c’est la vie en commun-qui ont enraciné chez les hommes ces habitudes communes et inconscientes, qu’on appelle maintenant les instincts et qui sont, suivant Pavlof, des réflexes conditionnels (voir ce mot).

L’action de l’opinion a été continuée par les religions. Celles-ci ont remplacé l’opinion. Plus exactement celle-ci est devenue l’humble servante de la religion… En même temps, les religions, tout au moins les plus évoluées, s’efforcent de cultiver et de développer le contrôle de soi. Ainsi l’obéissance au devoir, par habitude inconsciente d’abord, renforcée ensuite par l’adhésion des consciences, n’a plus besoin de la violence coercitive des temps primitifs. Elles remplacent la contrainte par la protection. Mais toutes ont beau s’adresser a la conscience, elles ne sont pas une morale de liberté. Leur protection se change rapidement en autorité et en contrainte, d’abord pour amener leur triomphe, ensuite pour conserver leur domination. Elles ne peuvent tolérer l’esprit critique et le poursuivent sans merci… L’influence de la conscience est aussi limitée par l’armature sociale. La première morale individuelle, le stoïcisme, n’a pu naître que lorsque la liberté était déjà en plein exercice dans les cités grecques. Et cette morale n’a jamais été pratiquée que par une minorité de gens cultivés. Elle est morte avec la réapparition d’un régime de servitude.

A vrai dire, la morale individuelle n’est guère qu’un contrôle qui remplace celui de l’opinion ou de la religion pour l’observance des règles sociales. Celles-ci étaient nées depuis longtemps. L’opinion publique avait déjà lutté contre l’égoïsme primaire de tout individu avec ses tendances à la nonchalance, à la lâcheté, à l’accaparement. Elle l’avait en partie transformée en amour-propre qui n’est en somme qu’un égoïsme purifié.

Pour régler l’égoïsme, l’amour-propre, les passions et tous les mobiles humains, le contrôle de soi, dans une morale individuelle, se substitue à celui de l’opinion ou, au devoir imposé par la religion. A la contrainte exercée par une opinion autoritaire et ignorante, par les prêtres, par les lois, par un roi ou une classe dominante, à la morale fondée sur la peur, que ce soit la crainte de Dieu, du Gendarme ou de la Vérole, succède une morale de liberté où l’observance des régies est laissée au contrôle et à la conscience de chacun.

Mais les morales individuelles, comme le stoïcisme et celles qui se sont inspirées de son esprit, comme le protestantisme, n’acceptent pas d’être de simples morales de contrôle. Elles réalisent l’Individu comme abstraction et le mettent ainsi à l’abri de la morale empirique, changeante et ondoyante. Elles érigent une doctrine du Devoir, qui vient de Dieu ou de la Nature, et à laquelle l’individu doit son consentement complet. Elles finissent par être, elles aussi, une morale de

contrainte, avec cette aggravation que la contrainte de la conscience est souvent plus sévère encore que la contrainte extérieure à, l’individu, et elles peuvent aboutir à un puritanisme desséchant chez les uns, à l’hypocrisie chez les autres.

Sans doute une morale de liberté est-elle obligée de renforcer son armature dans une société déséquilibrée. D’ailleurs tout progrès (voir ce mot) comporte un risque, et le risque apparaît nettement quand le progrès donne l’affranchissement à des hommes qui n’ont que des appétits de jouissance sans aucun sens de la responsabilité (voir ce mot) et sans scrupules. Parmi ceux, par exemple, qui se disent individualistes, il y en a qui érigent leur propre personne au-dessus de l’humanité et qui sont simplement des égoïstes anti-sociaux. Gênés par la vie sociale, ils sont revenus à un égoïsme primaire, n’ayant pour morale que la satisfaction de ses appétits et celle de sa vanité. Ils se vantent de n’avoir pas d’idéal.

En réalité, l’individualisme ne saurait créer la morale. Il est simplement la défense de l’autonomie individuelle contre l’exagération oppressive de la coutume.

La mentalité de l’individu a été créée par la vie sociale. Lui-même, s’il s’imagine trouver en soi la conduite morale de sa vie, n’y trouvera que ce que les siècles passés ont déposé dans les générations successives et qui est transmis par l’hérédité, c’est-à-dire des instincts, des habitudes inconscientes ou subconscientes, des préjugés traditionnels. Il y trouve aussi ce qu’a imprimé l’éducation. Il n’aura pas les mêmes sentiments, ni, par conséquent, les mêmes idées aux différents âges de la vie. Il subit enfin l’influence du milieu, dans lequel aussi sentiments et idées sont soumis à des variations dans la suite des générations.

Une morale de liberté ne peut vraiment s’épanouir que dans un milieu social où les classes et leurs inégalités auraient disparu. L’individu ne peut pas vivre en dehors du milieu ; s’il ne s’y sent pas à l’aise, il est obligé de participer à l’évolution ou à la transformation des règles morales et de l’armature sociale dans le sens de l’idéal où vont ses espoirs et ses aspirations. Il ne peut espérer vivre libre si les autres ne le sont pas. Il ne peut pas être pleinement heureux si les autres souffrent. Il éprouve de la joie à rendre service. Et la plus grande joie est dans la générosité, qui n’est autre chose que l’effet d’une force morale exubérante, tandis que l’égoïsme est une marque de faiblesse, la défense des faibles contre la vie.

Certes, il y aura toujours (heureusement) des mécontents, mais leur action ne pourra avoir de danger pour la liberté. Il y aura toujours des déséquilibrés, mais en beaucoup moins grand nombre si l’alcoolisme et la syphilis ont à peu près disparu, et il est à croire qu’on pourra mieux s’occuper d’eux.

L’opinion publique, une opinion débarrassée de la plupart de ses préjugés, donc plus éclairée, mieux éduquée, aura toujours une grande influence sur les actions des hommes. Il faut y ajouter l’influence de l’éducation morale. Quels sont les hommes d’aujourd’hui qui ont reçu dans leur enfance une éducation qui puisse leur permettre de se gouverner librement ? Même si la famille et l’école se sont gardées de toute influence nocive, l’enfant reçoit aussi ses impressions et ses jugements du cinéma et des journaux. On ne fait pas assez attention à la lecture des journaux. Ceux qui déplorent leur immoralité n’ont en vue que les exemples de dévergondage sexuel. Il y a bien d’autres immoralités ; ce sont les commentaires des journalistes sur les actions humaines, leur sentiment de l’honneur, leurs préjugés sur la vengeance, leur mépris de la bonté et du pardon, leur chauvinisme, leurs flatteries envers les puissants, leur incompréhension de tous les problèmes moraux.

L’éducation (voir ce mot) doit avoir pour but de don-