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sons à la nécessité d’un ordre nouveau et aussi d’un nouvel esclavage, car pour tout renforcement, pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement. »

Les individualistes de la mesure et de la volonté d’harmonie repoussent les individualistes de l’appétit et de la volonté de puissance plus énergiquement encore qu’ils n’écartent les servilistes. Mais ceux-ci pourraient accueillir les doministes et prêcher à leur profit… Quand on a appelé individualisme la doctrine harmonieuse d’un Socrate, d’un Epicure, d’un Epictète, ce n’est pas sans répugnance qu’on accorde le même nom à la pensée d’un Nietzsche, d’un Stendhal, d’un Calliclès, brusque comme un ressort et gloutonne comme un fauve. On est tenté d’affirmer qu’il ne saurait y avoir individualisme là où il n’y a pas respect de tous les individus. Celui qui, à un seul être, — l’Unique, dit Stirner, — sacrifie tous les autres, on préférerait le nommer, s’il reste peu actif et peu malfaisant, égoïste. Dès qu’il est avide, conquérant, brutal et autoritaire, il devient un doministe, allié nécessaire des servilistes, maître appelé par les bêlements du troupeau et qui appelle le troupeau.

Le véritable individu, celui qui par chacune de ses pensées, de ses paroles et de ses gestes, se proclame homme libre ; celui qui dit à son frère : « Tu es libre, si tu veux l’être » repousse également servilisme et dominisme. Ces deux systèmes n’ont plus de sens pour qui échappe ensemble à la lâcheté de s’incliner devant des maîtres et aux besoins lâchement serviles qui font désirer la domination. Servilisme et dominisme lui paraissent, avers et revers, la même médaille infâme ; les mensonges inscrits aux deux faces d’une même monnaie sociale et banale ; les corollaires d’une même convention ridicule et odieuse…

Même à un point de vue purement égoïste, ces doctrines ne sont point libératrices ; elles me soumettent à des désirs que je ne puis réaliser qu’avec l’aide d’alliés ou de dupés ; elles me troublent de craintes et de dangers que je ne puis combattre seul. Si je ne suis point né sur le trône, elles font longtemps de moi l’esclave plus rampant qui recherche la protection du maître… Le doministe ne rampe-t-il pas vers le commandement à force d’hypocrisie obéissante ? Chacune de ses actions, chacune de ses paroles est la servante d’un protecteur et d’un appétit… Qu’on se rappelle les formules de J.-J. Rousseau : « La domination même est servile quand elle tient à l’opinion ; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par des préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. » Le maître est esclave de ses esclaves…

Si je regarde la destinée d’un Napoléon, ce maître qui, pour Nietzsche, est déjà sur la voie du surhomme, que vois-je ?… Une vie d’extériorités lourdement brillantes et, au centre, la continuité d’un bâillement. Esclavage sans trêve, cabotinage sans repos, l’effort de plaire, l’effort de tromper, l’effort de reconstruire mille fois la victoire qui toujours s’écroule, l’effort agonisant de limiter et de chicaner la défaite. Accumulation de toutes les laideurs et de toutes les rancœurs. Plutôt être l’esclave d’un maître qu’être le maître, cet esclave de tous les hommes et de toutes les choses… Et puis, exiger l’obéissance, moi qui refuse d’obéir ? Empêcher les autres de se réaliser, moi qui veux me réaliser !… Je souffrirais trop de cette contradiction intérieure, de ce déchirement, de ce cri de moi-même contre moi-même… La méditation vaillante refoule toutes les doctrines d’étable : celles qu’on bêle pour les moutons et celles qui aboient dans la tête des surmoutons : chiens ou pâtres.



Deux éthiques prononcent les mêmes paroles libéra-

trices. Deux doctrines me disent : « Qu’ils cessent de s’avilir à leurs violences ou à leurs mensonges et les fous qui osent se proclamer tes maîtres deviendront noblement tes égaux… Pourvu qu’ils ouvrent les yeux sur eux et sur toi, pourvu qu’ils regardent tout homme sans haine et sans crainte, ils sont tes égaux, ceux que ton orgueil cruel où la cité menteuse déclarent tes inférieurs. Tu es un individu parmi des individus, un égal parmi les égaux, un frère parmi des frères… » Ainsi parlent le subjectivisme d’Èpictète et le fraternisme de Jésus. Me voici hésitant devant cette fermeté douce et cette douceur ferme…

« L’un dit plus souvent et plus volontiers : « Aime » ; l’autre recommande plutôt : « Connais-toi toi-même » et « Sois un homme libre » et : « Réalise ton harmonie ». Mais les sentiments des grands fraternistes et des grands subjectivistes sont semblables ; semblables leurs gestes ; aussi forte leur patience héroïque ; aussi profonde leur miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu’ils font. Puisque, ici comme là, cœur et cerveau sont satisfaits, qu’importe que les pensées directrices paraissent ici descendre du cerveau au cœur, là monter du cœur au cerveau ?… Pourquoi écarterais-je l’une ou l’autre des deux grandes paroles ? Me donner, n’est-ce pas un admirable moyen de me créer ? Me connaître et me réaliser de plus en plus permet de donner mieux, de donner davantage, de donner un être plus pur et plus ardent : les richesses intérieures sont des généreuses qui ont joie à se répandre. Loin de s’exclure, la doctrine grecque et la doctrine orientale paraissent, à ce point de ma méditation, s’appeler et se compléter. Fraternisme et subjectivisme se supposent et se soutiennent comme servilisme et dominisme. Ceux-ci les deux faces d’un même mensonge. Ceux-là les deux aspects de la même vérité.

Oui, la sagesse réalisée doit unir, harmonie souveraine, le cantique de liberté et l’hymne d’amour. Il y a peut-être cependant, pour choisir entre les deux doctrines, une raison de méthode. Dans le chef-d’œuvre, qu’il s’appelle Epictète ou Jésus, je trouve les mêmes éléments d’indépendance et de bonté. Mais, si je ne suis pas le grand artiste né, si je dois apprendre a me sculpter moi-même, par où faut-il que je commence ?

… « Aime ton prochain comme toi-même et ton Dieu par-dessus toute chose. » Selon ce que sera mon Dieu, je risque de retomber au servilisme et à ses doucereuses cruautés. Je connais des saints catholiques qui tourmentent et tuent leur prochain par folie d’amour, pour faire, coûte que coûte, son salut… D’autre part, puisque je dois aimer mon prochain comme moi-même je me demande, non sans inquiétude, comment je m’aime. Tout est-il aimable en moi aux yeux de la sagesse… Le précepte d’amour a besoin d’être précédé d’un ou de plusieurs autres. Jésus commence par la fin et il veut moissonner ce qu’il a négligé de semer. « Aime », a-t-il dit. Peut-on s’ordonner d’aimer ? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir direct. Artiste trop doué qui n’a pas eu d’effort à faire, Jésus veut me jeter pour mon début en plein ouvrage sublime. Celui qui se commande efficacement d’aimer aime déjà… Plus j’y songe plus je trouve dangereuse la trop grand hâte à se donner…

Un fraternisme hâtif et étourdi risquerait de me livrer à des forces mauvaises, aussi de me faire aimer dans le prochain et dans moi-même ce qui n’est pas aimable. D’autre part, si je ne suis pas un être en qui domine l’instinct d’amour, son commandement reste inutile. Pour tout cela, et pour d’autres raisons encore, la méthode subjectiviste me paraît plus efficace. Le pouvoir que je n’ai à aucun degré sur mes sentiments, je l’ai en quelque mesure sur ma pensée… Je ne saurais tenter directement d’aimer ; je puis, me semble-t-il, essayer de me connaître.