Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/356

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MOY
1700

vint l’esclave écrasé d’impôts. La corruption se développa avec la puissance militaire et aventurière. Les temps d’Auguste, célèbrés par le plutarquisme, donnèrent, sous leurs apparences glorieuses, le signal des turpitudes où s’enfoncèrent de plus en plus les sanglants histrions devenus maîtres de l’empire et dont on ne peut dégager que quelques belles figures d’hommes : Marc Aurèle, disciple d’Epictète, Julien, Majorien. Ceux-ci n’étaient pas à leur place en étant au pouvoir et ils semblent n’y avoir été mis que pour « empêcher la prescription contre la vertu ». (J. Andrieu.) L’empire n’était plus qu’un immense et somptueux décor de théâtre ; il éblouissait le monde, mais ses constructions s’effondreraient lorsqu’il serait attaqué sérieusement. Néron mourant disait que le monde perdait en lui un grand artiste !… Le dernier qui donna à Rome cette gloire théâtrale, Dioclétien, qui se faisait appeler Jupiter, enterra définitivement les restes de la République sous les pompes asiatiques de son pouvoir absolu. Le partage qu’en 395 Théodose fit de l’empire entre ses deux fils consacra un état d’épuisement auquel les Barbares portèrent les coups suprêmes. Ils donnèrent à Rome ses derniers empereurs et signèrent sa mort officielle en déposant, en 475, cet Augustule qui en clôtura définitivement la série.

Déjà, dans les années 102 et 101 avant J.-C., les Cimbres et les Teutons ayant envahi la Gaule et l’ayant traversée, avaient été une menace pour Rome. Ils avaient été arrêtés par les légions de Marius à Pourrières et à Verceil. Leur invasion avait été le premier débordement sur les territoires romains du flot des populations que poussaient vers l’Occident, depuis plusieurs siècles, la terrifiante émigration des Huns descendus du désert du Kobi. Ils avaient rejeté devant eux les Vandales et les Germains qui s’étaient répandus dans le Nord européen. La pression de cette émigration devenant plus forte, les invasions furent plus fréquentes et plus impétueuses. Au ive siècle, le gouvernement de Constance Chlore dut soutenir l’assaut, en Gaule, des Alamans. Une nouvelle expédition du même peuple fut arrêtée par Julien à la bataille de Strasbourg. Mais il ne fut bientôt plus possible de résister. La Gaule vit s’installer chez elle les Franks qu’elle avait déjà subis comme mercenaires au service de Dioclétien et de Julien. Dès le milieu du ve siècle, ils avaient cinq établissements sur son territoire. La Gaule fut ravagée par les peuples qui la traversèrent pour aller en Espagne, les Suèves, les Vandales, les Alains (405-406). Les Burgondes s’établirent entre la Saône et le Jura pendant que les Wisigoths, descendant vers les Pyrénées, devinrent maîtres du sud-ouest et passèrent en Espagne où ils refoulèrent les Vandales. Ceux-ci allèrent dans l’Afrique du Nord fonder une nouvelle Carthage.

Dans le ve siècle, Rome fut prise cinq fois et fut plus ou moins détruite par les Wisigoths, les Vandales, les Hérules, les Ostrogoths et les Suèves dont les invasions se succédèrent. L’Église, qui avait favorisé ces invasions et s’établissait peu à peu sur les ruines de l’empire, obtint d’Attila que les Huns respectassent la ville. Les Huns, arrivés les derniers dans la Gaule, ne purent s’y faire leur place. Ils furent battus dans les Champs Catalauniques, près de Châlons, et quittèrent le pays. La Gaule vit encore venir, par la Loire, les Saxons qu’elle refoula. Ils s’établirent en Grande-Bretagne avec les Angles qui donnèrent au pays le nom d’Angleterre. Au vie siècle, les Avares furent arrêtés en Gaule par les Austrasiens, et les Lombards par les Burgondes. Les invasions cessèrent en Gaule jusqu’au viiie siècle où les Arabes, venus par l’Espagne, furent vaincus par Charles Martel à Poitiers. Les Normands s’installèrent en Normandie au ixe siècle et firent ensuite la conquête de l’Angleterre au xie siècle.

Les Barbares s’étaient répandus et établis dans l’Europe entière et dans l’Afrique du Nord. Leur mélange

avec les populations allogènes fit des peuples nouveaux chez qui les caractéristiques des races primitives se fondirent de plus en plus, et produisit une civilisation nouvelle dont la formation fut plus ou moins précoce et rapide, suivant que la paix le permit. Les Barbares avaient généralement les qualités et les défauts des peuples primitifs et, sauf les Arabes, ils n’avaient apporté aucune forme de civilisation ; au contraire. Bien que venus de l’Orient, ils ne furent nullement les messagers de sa lumière – ce rôle glorieux fut dévolu aux Arabes ; – ils ne la perçurent et ne la sentirent que plus tard, lorsque leur assimilation aux peuples conquis les eut assagis et leur eut fait prendre contact avec cette générosité de pensée et ce sentiment de la beauté répandus dans le monde antique par la Grèce, après les avoir reçus elle-même de l’Asie. Les Barbares furent surtout des vainqueurs préoccupés d’affermir leur domination. Ces hommes de la nature d’une rusticité primitive et à la fois candides et féroces, se corrompirent vite dans la corruption de l’empire continuée par celle de l’Église. Leur défaut de culture intellectuelle était trop conforme aux intérêts de cette dernière pour qu’elle ne se servît pas habilement d’eux. Après avoir appelé elle-même leurs invasions contre l’empire, elle leur donna l’absolution de leurs turpitudes. Ils ne se firent que mieux ses complices. C’est grâce a elle que, durant le moyen âge, puis dans les temps modernes :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime » comme dans l’antiquité. Ses prêtres ayant accepté de donner à Constantin l’absolution refusée par les prêtres païens, il se fit baptiser et fut ainsi le premier empereur chrétien. L’Église, cynique, en fit de plus un saint ! Dans les mêmes conditions, elle a absous aussi Clovis et sa femme Clotilde – faisant de celle-ci une de ses saintes les plus honorées – malgré les crimes de ce couple d’aventuriers barbares ; mais ils avaient accepté le baptême et elle les avait sacrés rois de France. Elle devait ainsi absoudre tous les criminels, pourvu qu’ils fussent puissants et la fissent participer aux avantages de leur puissance. « Protectrice des faibles », elle fut toujours avec les forts si méprisables fussent-ils. Elle justifia l’esclavage et le servage, la guerre et le pillage, pourvu qu’elle y eût sa part, celle du lion le plus souvent. En échange de cette part, elle disait : « Dieu permet aux rois de tuer ceux qui refusent de payer l’impôt », et les rois lui laissaient poursuivre les hérétiques et les tuaient pour elle. Elle associa ainsi, pour les siècles à venir, la fourberie du spirituel à la violence du temporel, l’imposture de sa cléricature à l’iniquité des laïques indignes. La croix s’allia au sabre au nom de cette morale exécrable qui justifie le « crime heureux » et qui demeurera celle de tous les gouvernements, tant qu’ils ne seront que des moyens d’exploitation humaine.

On comprend comment, grâce aux Barbares et à l’Église, le moyen âge a été « l’époque la plus triste de l’humanité » (J. Andrieu), et quelle lutte incessante, désespérée, l’idée de liberté demeurée au cœur des hommes asservis, l’esprit de civilisation enseveli sous les ruines du monde antique sauvagement amoncelées, le sens de l’éternelle beauté de la vie en renouvellement perpétuel, la soif de science, de progrès et de bonheur, durent soutenir contre le pacte d’ignorantisme, de fanatisme, d’asservissement et de mort formé par ces puissances. Ce n’est pas que l’Église et les grands furent toujours d’accord ; ils se firent au contraire une guerre féroce. Ils ensanglantèrent le monde de leurs querelles pendant quinze siècles, mais ils finirent toujours par s’entendre sur le dos des peuples, payant de leur liberté et de leur vie le lourd tribu des famines, des épidémies, des combats, des conquêtes et des annexions de territoires.