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MUF
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muflisme capitaliste s’est fait un cerceau d’acier, un cœur de bois, des rognons en caoutchouc. Ses nerfs et ses muscles sont des câbles d’alimentation électrique, son sang est du pétrole, sa pensée un conseil d’administration et ses tendresses un carnet de chèques. M. Citroën, qui perd dans une nuit des millions à la roulette, laisserait mettre Paris à feu et à sang plutôt que d’accorder à ses ouvriers une augmentation de salaires que n’aurait pas décidée son conseil d’administration. Il sait qu’il ne redoute rien d’une grève de son personnel à qui la démocratie a accordé ce qu’elle appelle « la liberté du travail », mais qu’elle ramènerait bientôt à l’usine par la faim et au besoin à coups de mitrailleuses. Le muflisme américain, toujours en tête du « progrès démocratique » vient d’inaugurer, comme des mineurs en grève le bombardement par avion réservé jusqu’ici au « bétail humain » des colonies.

Aucun pouvoir ne peut tenir tête au muflisme capitaliste parce qu’aucun pouvoir n’existe aujourd’hui que par sa volonté. Quand un ministre dit : « Je ne tolèrerai pas que les banquiers, que les industriels, que les commerçants abusent, etc… », il se livre à un grossier battage. Il sait mieux que personne que s’il mettait ses menaces à exécution, ces messieurs auraient vite fait de le renvoyer, sans même lui donner ses huit jours. Des concussionnaires, appelés à s’expliquer chez les ministres en sortent libres et décorés. Des affameurs, convoqués pour s’entendre dire qu’on ne « tolèrera pas » les hausses illicites, disent, en riant au nez des journalistes qui les attendent à la sortie : « Annoncez que demain le lait, le pain, le sucre, le vin coutera deux, ou quatre, ou six sous de plus ! » Un roi pouvait jadis résister aux financiers dont il était tributaire, il lui arrivait de leur payer ses dettes en leur faisant couper le cou. Aujourd’hui ce serait impossible ; ce sont les financiers qui font et défont les lois quand ils ont encore besoin de ces fantoches. Ils font de même, dans ce qu’on appelle les « démocraties » de ces autres fantoches qu’on appelle les « ministres ». Autrefois, c’était en tremblant que des féodaux tenaient tête à l’Église et lui faisaient la guerre avec leur chevalerie. Ils redoutaient son anathème et son excommunication. Aujourd’hui les féodaux de l’argent lui font à l’occasion une guerre autrement sérieuse, si elle s’avise de contrecarrer leurs desseins, et ils sont plus sûrs de la vaincre en lui coupant les vivres que ne l’étaient les barons armés de lances et d’épées. Ils se rient depuis longtemps des foudres « spirituelles » que peuvent lancer contre eux le pape et ses sorciers imposteurs. Il y a longtemps qu’il leur est égal de « perdre leur âme » puisqu’ils « gagnent le monde », et le pape, avec ses sorciers, n’est d’ailleurs pas différent. Tout ce monde s’entend comme larrons en foire. Dans l’orgueil de son insolent despotisme, le muflisme capitaliste en est arrivé à faire de la mort d’un des siens un deuil national.

La garde qui veille à la porte des banques
N’en défend point leurs rois.

dirait auhjourd’hui Malherbe. On voit, alors, le drapeau de la nation, en berne, à la façade des établissements de la finance, et on se demande quelle calamité publique est ainsi lamentée. C’est plus qu’un tremblement de terre, un incendie ou un naufrage faisant des centaines de victimes ; c’est la mort d’un « ventre doré » qui est annoncée aux âmes sensibles. Saluez, manants démocratisés !…

Dégradation physique, intellectuelle et morale ; voilà l’œuvre que le muflisme poursuit avec grandiloquence. « Vous êtes le rempart de la dignité et de la prospérité nationale », disent des ministres aux marchands d’alcool dont l’industrie multiplie les dégénérés et les criminels, mais fait les « bons électeurs ». – « Vous êtes les bons serviteurs du public », disent d’autres ministres aux marchands de tabac qui empoisonnent ce pu-

blic, mais font entrer des milliards dans les caisses de l’État. Le premier souci administratif, quand un troupeau d’Arabes, de Polonais ou de Chinois est amené dans une région pour une exploitation industrielle, n’est pas d’ouvrir pour eux des écoles et des hôpitaux, mais il est d’installer des maisons de « tolérance ». Les sports qui « empêchent de penser » ceux que la mécanisation n’en rend pas tout à fait incapables, le cinéma qui leur fait admirer les prouesses des « belles brutes », les spectacles de sang tels que les corridas de toros présidées par des députés et des maires socialistes:voilà ce que le muflisme offre au peuple pour faire son éducation démocratique. Aux femmes, déjà réduites par la condition ouvrière au sort des bêtes de somme, les journaux où elles cherchent des distractions « intellectuelles » proposent sans cesse les séductions les plus variées qui conduisent à la prostitution, empanachée et insolente d’abord, mais vite misérable et victime des rufians de haut et bas étages. Ils leur chantent « la grâce des bras nus en ces soirs alanguis, tandis que chacun doucement se repose et délaissant sports ou excursions, s’abandonnent au plaisir d’un concert ou d’une causerie coupés de danses sur la terrasse d’un Casino ». Ils troublent leur imagination avec les histoires merveilleuses des « reines de beauté », des « stars » de cinéma, des jolies parfumeuses qui épousent des Aghakan. Ils leurs vantent les « takoloneries » qui mettront tous les hommes à leurs pieds et leur permettront de choisir parmi les millionnaires. Mais ils passent sous silence les réveils sur le chemin de Buenos-Aires qui s’ensuivent généralement.

La division économique des classes sociales nécessite leur division intellectuelle. Il s’agit moins d’empêcher le prolétaire de penser que de lui faire accepter sa déchéance et l’observation méthodique de tous les mensonges sociaux. C’est un trait caractéristique du muflisme d’avoir établi, dans l’enseignement, une différenciation de classe, au temps où l’état social se constitua sur le plan individualiste, pour creuser définitivement le fossé qui séparerait l’aristocratie de la roture. L’enseignement appelé « classique », à l’usage exclusif de la première, fit plus pour sa séparation des classes populaires que tous les préjugés nobiliaires. La démocratie de la fausse élite a eu grand soin de maintenir les deux enseignements, celui à l’usage des jeunes riches, pour leur apprendre à commander, celui à l’usage des jeunes prolétaires, pour leur apprendre à obéir.

Mais les jeunes riches eux-mêmes ne doivent pas être incités à s’évader de la carapace du muflisme et à s’élever trop haut dans les régions supérieures de la pensée et de l’art où ils risqueraient de se faire une âme humaine. Le muflisme fait de son élite intellectuelle une collection de pauvres croûtons qu’il tient en lisière dans les marécages de son pseudo-classicisme officiel pour professer la haine de tout ce qui est libre et grand. « Pas de chef-d’œuvre, mais une bonne moyenne, c’est ce qui convient à notre démocratie », disait un Président de la République visitant le Salon.

Le muflisme abandonne à la charité publique les facultés, les laboratoires, les bibliothèques et les écoles. Une Mme Curie doit aller quêter en Amérique le prix de quelques grammes de radium nécessaire à ses expériences. Des savants meurent victimes de leur dévouement à la science et à l’humanité ; les journaux les enterrent en quatre lignes parmi des colonnes entières de calembredaines sur les crimes du jour, les scandales de la finance, les avatars des rastaquouères plus ou moins titrés, des aventuriers de haut vol, des cabotins de la politique, du théâtre et de la littérature, dont ils amusent la badauderie publique. D’autres savants, des professeurs, des étudiants, doivent, à côté de leurs travaux, de leurs cours et de leurs études, écrire des articles de journaux, copier des bandes d’adresses, se