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MUF
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soldat inconnu. Le soldat inconnu, dont la tombe est fleurie journellement, a reçu jusqu’à ce jour plus de 1.500 couronnes sortant de chez X… » Mais voici qui donne encore mieux la mesure de toute la délicatesse du muflisme : « Gagnez beaucoup en vendant à vos amis les chaussettes Y… » Pour le mufle, les amis sont des poires que la Providence a fait mûrir pour qu’il les cueille. Il ne peut lui venir à l’idée que l’amitié est sacrée plus que l’amour, étant plus durable, et qu’elle doit être le dernier domaine inviolé parce que, même égoïstement elle pourra être le suprême refuge pour le réprouvé et le maudit. Le mufle s’enfuit, emportant la montre du copain qui lui a donné l’hospitalité. Il va même raconter à la police les secrets d’intimité que le copain naïf lui a confiés. Il est ce Pierre a qui renia Jésus livré aux gens « bien pensants » et qui ne pleure plus « amèrement » depuis qu’il est la pierre d’une boutique qui n’a pas cessé de crucifier Jésus depuis 1900 ans.

Malheur à l’homme qui va encore à pied sur les routes, pour ses affaires ou son plaisir. Il est d’ailleurs, de plus en plus, un personnage de la préhistoire que les gendarmes étonnés interpellent sans aménité quand les automobilistes le ratent. Le temps n’est plus aux « rêveries d’un promeneur solitaire », pas plus qu’aux auberges accueillantes où l’on mangeait avec la famille la soupe trempée pour elle. Le Touring-Club a réalisé pour le muflisme l’hôtel et les repas interchangeables sur toutes les routes, du Nord au Midi, de Paris à Yokohama. En même temps que le voyageur « logé à pied et à cheval ». L’homme honnête, scrupuleux, poli, modeste, sachant se tenir à sa place, ne sera bientôt plus qu’une pièce de musée archéologique, une figure de musée Grévin pour l’amusement des mufles. Quant au goût de la pauvreté, ou à la pauvreté elle-même, soit par indifférence, soit par incapacité de s’enrichir, ils sont devenus des crimes. On outrage le muflisme en méprisant la richesse comme en faisant preuve d’intelligence, et il s’en venge comme de la plus grave offense. « Malheur au pauvre ! » est, dans la démocratie qui a proclamé l’égalité des hommes, un cri plus sinistre que « Malheur aux vaincus ! » Le vaincu a été un combattant qui a pu avoir un moment l’espoir de la victoire ; le plus souvent, le pauvre n’a pas même pu combattre. Le muflisme aristocratique se bornait à dire avec Lantin de Damery, un brave homme qui fut courtisan plus par préjugé que par intérêt : « Une personne dans l’indigence est plus facile à corrompre que celle qui est riche. » Il oubliait que l’indigent peut n’être pas corruptible tandis que le riche a été corrompu du moment où il a été enrichi. Le muflisme bourgeois, pour qui la pauvreté est « une névrose » (Lumbroso), en a fait de plus en plus un crime en se démocratisant. Il en coûte plus aujourd’hui de voler un pain que de tuer quelqu’un. Le pauvre qui a manqué de respect à la fortune subit cette contrainte par corps que Saint Louis, il y a 800 ans, n’admettait que pour les dettes envers la couronne. La couronne est devenue tout ce qui s’appelle propriété, et elle est plus sacrée que la vie humaine. Un propriétaire qui tire sur un maraudeur pour deux prunes volées, un garde-chasse qui tue un braconnier pour un lapin pris au collet, sont plus sûrement acquittés que s’ils ont défendu leur existence.

Le muflisme organise des « Semaines de bonté ». Il déborde tellement de « bonté » que son usage quotidien ne lui suffit pas. Il faut qu’il en fasse parade dans des journées et des fêtes spéciales, comme il accroche son honneur à sa boutonnière, tant il en a de trop en lui-même. Sa bonté et son honneur sont comme un eczéma qui a besoin de s’extérioriser. Il danse, il s’amuse, au profit, dit-il, des victimes des catastrophes et des calamités publiques. Il danse sur les morts de la guerre, comme les parents des victimes de la Révolution dansaient sur les leurs. Il pousse la délicatesse des senti-

ments jusqu’à organiser des fêtes de la « super-élégance » et de la « grâce féminine » au bénéfice des « gueules cassées » de la guerre. C’est à croire que si les tremblements de terre, les inondations et les grandes tueries n’existaient pas, il faudrait les inventer pour permettre au muflisme de s’amuser et de découvrir la beauté. Après avoir obligé les ouvriers à accomplir des travaux meurtriers, les avoir fait périr de misère physiologique, les avoir livrés aux maladies sociales, le muflisme qui leur a réclamé en outre, « pour la patrie », les enfants qu’il ne fait pas lui-même, s’amuse encore pour répandre sa « bonté » sur les orphelins que ces misérables ont laissés. Ce sont alors les bals des « petits lits blancs », de la « cuillerée de lait », de la « bouchée de pain », de « l’assiette de soupe », etc. Ce sont aussi les bals de « la misère noire », des « galas apaches », du « Royaume des fous », parades crapuleuses où les mufles vomissent leur dernière bave sur la détresse humaine.

Quand il a ainsi dansé, mangé, bu, forniqué, quand il a donné sa souscription pour les malheureux qui ne verront souvent pas un sou du produit de la fête, le mufle estime qu’il a fait tout son devoir, plus que son devoir, tout le monde n’étant pas obligé d’être « philanthrope », surtout quand on ne s’en fait pas des rentes. C’est bien d’avoir une « belle âme », mais il faut que ça rapporte. Le mufle serre sa « bonté » dans son coffre, avec les bijoux de sa femme, jusqu’à la prochaine fête. Un homme peut tomber d’inanition dans la rue ou se jeter de désespoir à la rivière ; ça ne le regarde plus. Bon débarras pour la société qui n’avait que faire de cet inutile. Mort, il servira au moins à quelque chose. Il ira à l’amphithéâtre où les carabins apprendront sur sa vieille carcasse à guérir les maux des riches. Car l’Assistance Publique, qui l’a abandonné vivant, a des droits sur le macchabée — ceux de la Science, Monsieur ! — ceux de la Science qui tue les pauvres pour mieux faire vivre les riches. Parmi toutes les épaves humaines qui traînent lamentablement une existence de chien errant, combien pourraient être sauvées par un geste de simple bonté, de celle qui n’a pas besoin de la publicité des journaux et de grands patronages pour se manifester. Mais si l’on s’occupait du sauvetage des épaves humaines, les mufles du journalisme ne pourraient plus s’amuser à écrire des choses comme ceci : « Record ! On a arrêté en flagrant délit de vol à la tire la veuve Mathieu, âgée de 71 ans, sans domicile, titulaire de nombreuses condamnations et de 200 années d’interdiction de séjour. Elle a été envoyée au dépôt. » Le dépôt, c’est tout ce que le muflisme qui organise des « semaines de bonté » trouve pour une vieille femme de 71 ans, sans domicile, et qui détient le « record » de l’interdiction de séjour !

Parmi les moyens d’abrutissement, habitudes ou vices contractés par la faiblesse humaine, le muflisme encourage particulièrement le tabagisme. Jusqu’à la guerre de 1914, le fumeur avait été assez discret. Dans les trains et les tramways, il se tenait dans des compartiments spéciaux et on ne le tolérait pas dans les salles de restaurant ou de spectacles autres que les cafés-concerts. Aujourd’hui, il faut subir le fumeur partout et jusque chez soi où le mufle visiteur allume sa cigarette sans même demander si ça ne vous gêne pas. Le fait est courant dans le monde des affaires où l’on ne peut pas toujours mettre à la porte un malotru. Des médecins ne disent plus au malade qu’ils auscultent : « Toussez !… » Ils lui soufflent au nez la fumée de leur cigarette. Ces jeunes gens parlant à une femme à qui ils veulent plaire lui envoient au visage l’odeur du mégot collé au coin de leurs lèvres. Les femmes d’ailleurs ne détestent pas ça puisqu’elles le supportent. Il en est qui fument en faisant leur ménage et en allaitant leurs enfants. Elles ne sont plus comme Pétronille qui sentait la menthe, et l’horreur du tabac ne les pousse