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les latitudes. Ainsi, l’accent donne au français une infinité de nuances musicales, sympathiques ou désagréables, suivant qu’il est parlé en Picardie ou en Provence, en Bretagne ou en Lorraine, en Angleterre, en Russie, en Chine ou dans le Centre Africain. Il en est de même pour la musique proprement dite et pour toutes les formes de la beauté ; elles ne sont pas également agréables et admirées dans toutes les contrées et chez tous les peuples (Voir Beauté).

Par son double caractère individuel et collectif, contradictoire en apparence, complémentaire en réalité, la musique est l’art social par excellence. Il n’est pas de circonstances de la vie des individus, et des sociétés où elle n’ait sa place ; il n’est pas de peuples qui ne soient ou n’aient été musiciens. Ceux qui ne le sont plus ont perdu leur âme, c’est-à-dire le véritable sens de la liberté et de la vie. Tous les peuples primitifs ont été musiciens et le sont demeurés. La musique continue à s’associer chez eux à la poésie et à la danse. C’est à eux qu’on doit le folklore, ces chants populaires dont la musique n’a pas changé, mais sur lesquels les siècles ont mis des paroles différentes. Chez tous les peuples, jadis, on chantait en travaillant, quelle que fut la besogne. Le chant rythmait et allégeait l’effort physique. La machine a tué le chant ouvrier ; la société moderne a tué le chant populaire avec la liberté. On chantait non seulement pour épancher sa joie, mais aussi pour calmer son mal pendant les opérations douloureuses : tatouage, circoncision, infibulation, accouchement, et durant les cérémonies funéraires. Depuis les récits d’anciens voyageurs jusqu’au roman contemporain de Jean Giono : Un de Baumuges, on a raconté l’influence profonde de la musique sur les natures primitives, ce qu’elle éveille en elles d’élan, de compréhension, d’affinités insoupçonnées, les entraînant avec une force invincible à une élévation et une pureté de sentiment, à un infini de miséricorde qu’aucune foi religieuse ne pourrait produire. C’est par des chants que les missionnaires artificieux obtenaient les conversions des populations américaines et non par leur hypocrite morale. C’est par le tam-tam et le marimba des noirs transportés comme esclaves en Amérique que se lièrent leurs sympathies et que se fit leur accord avec les indigènes exploités comme eux. Le poète allemand Seume, qui avait beaucoup voyagé, disait, dans un de ses poèmes :

« Arrête-toi sans peur où t’accueillent des chants,
A l’unisson des voix, il n’est point de méchants. »

Et la paysanne de la Douloire, qui ne sait pas trouver ses mots pour s’exprimer, dit au joueur d’harmonica dont la musique apporte le pardon et le bonheur dans la maison consternée : « Tu dois avoir le cœur bon et blanc. » (Jean Giono).

La musique des primitifs n’est pas seulement vocale. Ils ont des instruments différents suivant les régions. On en trouvera l’énumération et la description par Mr Zaborowski, dans la Grande Encyclopédie (article Musique). Les instruments des peuples civilisés ne sont que ceux, perfectionnés, des primitifs.

La musique fut donc la voix de l’homme comme de toute la nature avant de devenir l’art des sons. Elle ne se séparait pas alors, de la poésie et de la danse. Les premiers poètes furent des chanteurs dans tous les pays du monde, et les premières danses s’accompagnèrent partout de chansons. Le vers déclamé, la prose littéraire, la danse silencieuse et hallucinante, ne vinrent qu’après et sortirent d’un art de plus en plus conventionnel, de mœurs de plus en plus étrangères a la nature. De l’union intime de la poésie et de la danse avec la musique, de leur commune participation à l’expression des sentiments humains, naquit le théâtre (voir ce mot), représentation multipliée de ces sentiments dans le lyrisme collectif. Mais de bonne heure le théâtre ne traduisit plus la vie que dans des formes artifi-

cieuses où la poésie, la danse et la musique ne trouvèrent plus un libre épanouissement.

La musique devint un art quand l’homme voulut varier les moyens d’expression du langage musical par l’imitation esthétique des voix de la nature et des intonations du langage, notamment au moyen des inventions et des applications de la musique instrumentale. Elle arriva ainsi à être « dans nos sociétés raffinées quelque chose d’un peu monstrueux », comme l’a dit Mr Zaborowski, mais ce n’est pas à la musique elle-même qu’on doit attribuer cette monstruosité, pas plus que la démoralisation de l’humanité reprochée aux arts en général par J.-J. Rousseau et Tolstoï.

L’étroite relation qui lie la musique à la vraie civilisation fait comprendre pourquoi et comment on la dédaigne dans la civilisation à l’envers qui sévit actuellement. Le dédain serait toutefois moins grand sans la méconnaissance qu’on entretient chez ceux qui seraient susceptibles d’éprouver l’action de la musique. Mais on ignore la place immense qu’elle a occupée dans l’histoire de l’humanité et qu’elle occupe toujours, loin du bruit de la foule, dans la retraite méditative et enchantée des âmes.

Histoire de la musique. — « La musique commence à prendre dans l’histoire générale la place qui lui est due. » a écrit Romain Rolland, au début de son ouvrage : Musiciens d’autrefois. Il a ajouté : « Chose étrange qu’on ait pu prétendre à donner un aperçu de l’évolution de l’esprit humain, en négligeant une de ses plus profondes expressions. » Plus que tous les autres arts, la musique est indicatrice de la vie générale et mérite d’être connue dans l’influence qu’elle a exercée. Car si les arts ne fleurissent généralement que dans les temps de paix et de prospérité, lorsque les peuples goûtent un bien-être et des satisfactions relatifs, la musique ne cesse en aucun temps d’être l’exutoire des âmes, d’exprimer la sensibilité humaine. C’est souvent aux époques les plus calamiteuses qu’elle exerce sa plus grande action, qu’elle est avec le plus de pathétisme la glande voix de la Miséricorde, qu’elle sonne avec le plus d’éclat la fanfare de la nouvelle Espérance. R. Rolland, dont l’œuvre sur la musique est si hautement éclairée de science et si chaudement inspirée d’amour, a montré les rapports « constants » qui lient la musique aux formes de la société et les « relations étroites » de son histoire avec celle des autres arts. Loin d’être séparés par les limites où voudraient les enfermer les théoriciens, les arts « se pénètrent mutuellement », suivant le temps et les circonstances, l’un ou l’autre parle parfois pour tous. N’ont-ils pas tous la même source, celle du cœur et de l’esprit ? « La bonne peinture est une musique, une mélodie », disait Michel Ange. Plus que les autres arts, la musique nous livre « l’expression toute pure de l’âme, les secrets de la vie intérieure, tout un monde de passions qui longuement s’amassent et fermentent dans le cœur avant de surgir au grand jour. Souvent, grâce à sa profondeur et à sa spontanéité, la musique est le premier indice de tendances qui, plus tard, se traduisent en paroles, puis en faits ». Ainsi, « la Symphonie héroïque devance de plus de dix ans le réveil de la nation germanique ». Le geste de Beethoven déchirant sa dédicace de cette symphonie à Bonaparte lorsqu’il découvrit que celui-ci n’était « qu’un empereur », fut celui, dix ans après, de l’Allemagne levée contre le tyran.

Dans certains cas, « la musique est le seul témoin de toute une vie intérieure, dont rien ne se traduit au dehors ». Alors que l’histoire ne fait connaître que les sottises dirigeantes qui firent la déchéance de l’Italie et de l’Allemagne au xviie siècle, l’œuvre de leurs musiciens fait comprendre le relèvement de leurs peuples aux xviiie et xixe siècle. En Allemagne, cette œuvre accumulait en silence « les trésors de foi et d’énergie