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MUT
1734

Quelqu’un s’est écrié : Courons aux Invalides, il y a vingt mille fusils et d’autres armes ! A l’Hôtel de Ville ! s’exclament d’autres, il y a des armes aussi ! Et le Peuple, vite armé, marcha sur la Bastille. »

C’est à dessein que j’ai pris le récit d’une mutinerie dans l’œuvre d’un romancier comme Alexandre Dumas, qui ne peut être taxé d’avoir voulu servir, à sa manière, la cause révolutionnaire. Cet épisode correspond assez exactement à l’état d’esprit du peuple de 1789, à la veille du 14 juillet. Et il est à remarquer que souvent les écrivains romanciers, avec leur imagination, ont l’art de dépeindre des événements historiques par des détails plus exacts, plus véridiques, plus vivants que ne le font ordinairement les historiens, si réputés soient-ils.



Chaque révolution apporterait suffisamment d’exemples à l’appui de ce que j’ai avancé, à savoir : qu’une mutinerie militaire est très souvent le prélude d’événements considérables. Les faits cités pour la Révolution de 1789, se sont renouvelés pour la Révolution de 1830, où les jeunes gens des écoles militaires eux-mêmes se sont mêlés aux gens du peuple défendant leurs barricades. La révolution de 1848 eut bien aussi, quoique moins connus, quelques épisodes de mutineries militaires. Quant à la Révolution de 1871, nous ne pouvons oublier que ce fut la mutinerie du 88e de ligne qui, le 18 mars, à Montmartre, donna naissance à la Commune. Très brièvement, narrons les faits :

— Dans la nuit du 17 au 18 mars, le général Lecomte, à la tête de gendarmes et de policiers déguisés, se glissant comme des bandits à travers les rues de Paris, devait s’emparer des canons de la garde nationale. Ce guet-apens, qui avorta, eut pour conséquence que le 18 mars 1871, à la première heure, Paris fut réveillé pur ce coup de tonnerre : Vive la Commune ! Dès sept heures et demie, le tocsin sonnait, les tambours battaient la générale, et les clairons se faisaient entendre sur la Butte en émoi. Policiers et gendarmes avaient ordre de faire feu sur quiconque résisterait à leur tentative. Les compagnies de gardes nationaux alertés se réunissaient à la hâte sur les points divers de Montmartre. La foule constamment s’augmentait de femmes, d’enfants, de badauds pour assister à cet enlèvement des canons que le peuple lui-même avait hissés sur la Butte, à l’annonce de l’entrée de l’armée allemande à Paris. Vers sept heures un quart, une véritable barricade humaine s’était formée entre les soldats et la garde nationale armée et décidée à la résistance. Situation grave. Le général Lecomte avait compris, trop tard, le danger d’un tel contact. Déjà la foule, mêlée à une compagnie du 88ème de ligne, exhortait les soldats à faire cause commune avec elle. La situation était devenue désastreuse pour le général qui voyait ses hommes entourés d e toutes parts et semblant déjà fraterniser. Devant cette mutinerie naissante, il ordonne aux soldats de charger. Gardiens de la paix, gardes républicains et gendarmes se préparaient à obéir, mais les soldats, auxquels s’était mêlée plus intimement la foule, étaient fort hésitants. Les femmes leur criaient : « Est-ce que vous tirerez sur nous, sur vos frères, sur nos maris, sur nos enfants ? » Les officiers menacèrent les soldats, mais ils furent aussitôt entourés et injuriés par les femmes. C’est alors que les soldats du 88e de ligne, mettant crosses en l’air, fraternisèrent avec les gardes nationaux. Et la foule, frénétiquement, cria « Vive la ligne ! A bas Vinoy ! A bas Thiers ! » — Enfin, le général Lecomte qui avait reçu l’ordre de prendre les canons aux gardes nationaux fut désarmé par ses propres soldats et collé au mur, ainsi que le général Clément Thomas qui avait fait fusiller la foule en 1848.

La mutinerie du 88e de ligne fut le baptême de la

Commune. Le geste du 18 mars 1871 ne se renouvela malheureusement pas en mai et la Commune fut vaincue (voir Commune).

Mais nous ne pouvons tout citer et la nécessité d’abréger nous oblige à passer sous silence des épisodes édifiants, des mutineries éparses à travers un demi-siècle des régimes les plus divers et faussement prometteurs de justice. Combien, en France et ailleurs, de mutineries dont la presse stylée par ceux, maîtres et possédants, qui redoutaient la contagion, s’est bien gardée de se faire l’écho !


La guerre russo-japonaise ne nous a guère fourni d’exemples sérieux de mutineries militaires, mais il est certain qu’il s’en produisit de part et d’autre. Ces deux peuples aux prises n’ont pas été sans avoir, çà et là, quelques sursauts de conscience et des manifestations plus ou moins étendues d’indiscipline. Cette guerre, terminée par le triomphe des troupes et de la stratégie nipponnes sur l’armée et la flotte du tsar, commença la révolution russe. Plus que jamais, l’esprit de révolte planait sur la terre de Russie. Une profonde et mystérieuse transformation s’accomplissait dans les cœurs et les cerveaux innombrables du peuple russe ; Les mêlées atroces avaient donné le mépris du danger à ceux qui les avaient affrontées pour rien et les disposaient à les affronter pour quelque chose.

C’est alors que se dessinèrent les formidables mouvements populaires, pacifiques, de 1905. En juin, éclata le mémorable élan du Potemkine. L’exemple en fut salutaire et contagieux puisqu’il suscita contre la tyrannie les mutineries magnifiques de la flotte rouge.

Sans nous étendre outre mesure sur les événements de 1905 en Russie, nous croyons utile de rappeler un des plus grands de cette fameuse année. Il se produisit entre la grève d’octobre et les barricades de décembre, à Petersbourg : ce fut la révolte militaire de Sébastopol, qui commença le 11 novembre. Le 17 du même mois, l’amiral Tchouknine, dans son l’apport au tsar, écrivait : « La tempête militaire s’est apaisée, la tempête révolutionnaire continue. » À Sébastopol, les traditions du Potemkine n’étaient point mortes, dit Léon Trotsky (dans son ouvrage curieux et instructif : « 1905 » ) ; Tchouknine avait exercé de cruelles représailles sur les mutins du cuirassé rouge : 5 furent fusillés, 2 furent pendus et plusieurs dizaines envoyées aux travaux forcés. Le Potemkine avait été rebaptisé et était devenu le Pantéleïmon. Mais les violences répressives ne laissèrent point les marins atterrés, elles stimulèrent leur combativité. Dans les meetings des grèves d’octobre, matelots et soldats d’infanterie assistaient, non seulement comme auditeurs, mais comme orateurs. En tête des manifestations révolutionnaires, la fanfare des matelots se plaçait et jouait la Marseillaise. Les bons sujets du tsar observaient anxieusement ce qu’ils appelaient une « démoralisation » complète. L’autorité voulut réagir en interdisant aux militaires d’assister aux réunions populaires. La conséquence en fut que des meetings purement militaires s’organisèrent dans les cours des équipages de la flotte et dans les cours des casernes. Les officiers n’osaient protester. Les militants révolutionnaires entraient à toute heure du jour et de la nuit et, nous dit Trotsky, les représentants du Comité réprimaient de leur mieux l’impatience des matelots qui voulaient en venir immédiatement aux actes. Le Pruth, flottant à quelque distance et transformé en bagne, rappelait que des hommes souffraient pour avoir participé à la mutinerie du Potemkine. Le nouvel équipage de ce dernier se déclarait prêt à conduire ce vaisseau à Batoum pour soutenir la révolte du Caucase. Les meetings ouvriers se multipliaient et comme on défendait aux soldats de se rendre en ville pour y assister, les masses ouvrières se rendirent aux réunions des soldats et des