Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/471

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
OBE
1814

force se soumirent par la crainte d’une force plus grande encore : celle résultant de la terreur panique qui assaillait nos ancêtres devant les manifestations des phénomènes naturels considérés comme le résultat de la volonté des puissances divines.

Aujourd’hui, l’obéissance ne s’appuie plus sur une divinité. Ce n’est plus un dieu mystérieux et puissant qui dicte aux foules les lois morales auxquelles elles se conforment. D’autres forces les ont remplacées. Ce sont les vertus laïques, l’ensemble des qualités exigées par les puissants pour réaliser ce qu’on est convenu d’appeler « un parfait honnête homme ». En cessant de croire aux dieux, l’homme devait logiquement cesser d’obéir à tout ce qui n’est pas en harmonie avec son intérêt. Il est loin d’en être ainsi. Une longue et lourde hérédité a créé en nous une prédisposition à répéter mécaniquement les actes de ceux qui nous ont précédés ; notre conformation physique, en rappelant celle de nos aïeux, crée en nous une tendance « à penser et à agir comme eux ». Ces prédispositions s’augmentent et se raffermissent par l’effet d’une fausse éducation dirigée dans le même sens. L’homme, ce créateur impénitent de personnalités fictives, a transformé cette habitude en un sens particulier : la Conscience.

Pour les croyants, la conscience (voir ce mot) est la voix du dieu parlant en nous ; pour les non-croyants, cette conscience est le résultat de dispositions particulières à chaque organisme et une fonction de la mémoire. Les dieux peuvent disparaître ; les hommes les ont remplacés déjà, pour leur propre asservissement, par le dieu laïque, nouveau tyran intime : la Conscience. Quand l’homme retrouve, par moments, l’irrésistible penchant vers la jouissance et qu’en dépit des entraves qu’il s’est lui-même forgées, il vit un instant l’acte de son choix, bientôt lui reviennent en mémoire, toutes les défenses qu’on lui a faites. Inhabitué à vivre libre, il s’épouvante d’avoir marché en dehors du chemin qui lui a été tracé. Cette mémoire des règles qu’on lui a enseignées, ce trouble d’avoir agi autrement que d’habitude, cette gêne qui accompagne son geste de liberté, lui semble être le reproche de sa Conscience indignée. Un sentiment factice : le remords, le fait souffrir sans cause ; il croit avoir commis une faute, un péché, une action mauvaise et sa joie est gâtée. Il a eu peur de désobéir. Et de suite maté par les reproches indignés de sa Conscience, il retourne à l’ornière où se traînent tous ceux qui obéissent et qui ne peuvent concevoir qu’il soit possible de ne plus le faire.

Seul l’homme qui, par une perversion du sens naturel, croit au bien souffrance et au mal agréable, comprend la nécessité d’une organisation sociale destinée à imposer le bien par la force et à réprimer par la violence, ceux qui se livrent au mal, afin d’en retirer une satisfaction. Dans la lutte produite par l’antagonisme existant entre l’intérêt véritable de l’individu et la règle de conduite auquel il croit devoir obéir, l’homme s’habitue à obéir et se soumet chaque fois qu’une autorité extérieure se manifeste à lui. On ne demande plus à l’homme de sauver son « âme », mais on le contraint à être un « honnête homme », c’est-à-dire d’agir dans tous les actes de sa vie, selon les volontés des législateurs, lesquelles volontés varient selon les décisions qu’ils prennent pour maintenir solide l’ordre social du moment.

Cessant de croire aux antiques divinités, l’homme moderne accorde l’existence à une foule de personnalités de convention dont il est le seul créateur et dont il s’est fait l’esclave servile. Le bien, le mal, l’honneur, le devoir, la vertu, la patrie, l’État, etc, autant de conceptions divinisées qui imposent leur contrainte à l’homme aussi cruellement que les dieux de jadis, enserrant sa vie dans d’étroites barrières, exigeant une obéissance absolue. Toute une catégorie de sentiments factices encombrent le cerveau et restreignent la vie de ceux

qui croient à ces fantômes. Les vertus laïques ont tué plus de gens que les dieux d’autrefois. La dernière guerre, faite au nom du Droit et de la Civilisation, a fait combien de victimes ? Combien de malheureux n’ont-ils pas payé un tribut excessif à ces chimères ? Qui dira le nombre de blessés, de mutilés, qui ont perdu la santé et le repos, en obéissant aux vertus morales qu’on leur a enseignées ? Regardons autour de nous et nous verrons partout, en haut comme au bas de l’échelle sociale, la somme énorme de souffrances morales, de peines et de soucis, qui sont amenés par l’obéissance aux ordres de la conscience qui ordonne toujours d’accomplir des actes auxquels nous n’obéirions pas si nous suivions l’aspiration de notre moi. De toutes parts s’élève un grand cri de douleur ; la société toute entière souffre moralement et physiquement de son obéissance aux vertus laïques, véritables fantômes qui ne lui laissent ni le temps, ni. le loisir de désobéir, de chercher son bonheur, de réaliser ses aspirations les plus naturelles, les plus belles, les plus saines. Il y a pis. Non contents de gâcher leur vie en adorant ces idoles, les hommes acceptent et légitiment les manifestations extérieures de l’Autorité, à cause du consentement extérieur, qu’ils puisent dans leurs croyances à la nécessité et à la légitimité de l’obéissance ; certains sont même convaincus que le maintien des institutions autoritaires leur est personnellement profitable et ils croient faire un marché avantageux et retirer plus de profit du maintien de l’Autorité qu’ils ne lui font de sacrifice. À ces gens se rattachent les employés de l’État ou ceux remplissant une fonction se rattachant au gouvernement ; tous ceux qui, par leur fonction, sont appelés à en commander d’autres et se plaisent à exercer cette domination. En dehors des préjugés qui les forcent à s’incliner devant l’autorité, ils défendent cette autorité parce qu’en elle ils trouvent la source d’où ils s’imaginent tirer de quoi vivre.

L’obéissance est la mort. La mort de la liberté et de la dignité humaine. Celui qui obéit se diminue. Il abdique une partie de son autonomie, partie d’autant plus grande que les ordres à exécuter sont contraires à son intérêt immédiat. En même temps qu’il aliénie une part de sa liberté, il commet un attentat envers lui-même. L’homme qui obéit à un ordre donné — que cet ordre émane directement d’un de ses semblables ou qu’il soit le résultat d’une autorité d’ordre abstrait, — commet envers sa nature d’homme qui est de rechercher le bonheur, un véritable attentat ; il s’ampute lui-même du seu1 bien qu’il ait de précieux : sa liberté ; il amoindrit sa personnalité pendant tous les instants où, cédant a là contrainte, il a agi où s’est abstenu contrairement a son impulsion propre ; il a alors, cessé de vivre sa vie, pour devenir un instrument passif entre les mains d’autrui.

Et cette diminution, non seulement contrarie la nature même de l’homme, mais elle lui apporte la douleur. Il ne vit plus qu’une demi-vie, ne connaît que des demi-joies, devient prompt au renoncement, à la résignation stupide. La loi unique des êtres, confirmée et démontrée par l’expérience et l’étude, est la recherche de la satisfaction de toutes leurs facultés comme moyen de vivre pleinement leur vie et de lutter efficacement contre la douleur, quelle qu’elle soit. Seule une incroyable perversion de son jugement a pu faire accepter à l’homme de vivre, jusqu’aujourd’hui, pauvre et souffreteux, ployé sous la contrainte, acceptant passivement la souffrance, ne sachant plus distinguer en lui la voix de ses besoins. Ayant même peur de la liberté, il attend, alors que la Nature lui crie de se réaliser pleinement, il attend pour agir que les contraintes qu’il porte en lui lui en accordent la permission. Il vit une vie misérable d’animal domestique que le maître tient en laisse, lui mesurant le boire, le manger, l’amour, l’air, le soleil, la lumière et le fouettant à la moindre incartade. Il réfrène