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OUV
1895

est sincère, que les « voleurs » sont ceux qu’il appelle « les citoyens les plus courageux, les plus prévoyants et les plus sages », tel, par exemple, ce roi du pétrole qui « gagne » vingt-cinq millions par semaine en accumulant le produit du travail de ses ouvriers dépossédés ? Mais ceux qui sont entièrement responsables, parce qu’ils savent parfaitement ce qu’ils disent et ce qu’ils font, ce sont ceux qui, après avoir sucé la mamelle aride de la misère, rugi avec les « damnés de la terre » et traîné le boulet des « forçats de la faim », passent de la mystique ouvriériste à la mystique bourgeoise et s’engagent dans la valetaille des rois de la finance, en attendant de s’asseoir à leur table. Ceux-là sont sans excuse ; ils sont les pires ennemis du prolétariat.

L’ouvriérisme est donc empêché par sa mystique de se diriger vers la vraie science libératrice qui engendrerait la vérité et la justice sociales. Il voit dans cette science une ennemie parce qu’il la confond avec la science de classe dont la bourgeoisie se sert contre le prolétariat. Il croit que, de la même façon qu’elle est aujourd’hui bourgeoise, elle deviendra subitement prolétarienne, pour se mettre à ses ordres, quand sonnera l’heure X… de la Révolution. Il ne peut, pas plus que le bourgeoisisme, concevoir qu’elle soit au-dessus des classes et des partis, indifférente à leurs querelles et uniquement fidèle à la nature et à la vérité. Par la même raison, il se détourne de l’art. Sa mystique concorde avec celle du bourgeoisisme qui dit : « L’art est un luxe de l’humanité, et le propre du luxe est de coûter plus cher que le nécessaire. » (M. Crémieux. Nouvelles Littéraires, 26 janvier 1929.) Comme le bourgeoisisme, il ignore l’art ou ne le voit que dans ce qui coûte cher. Cet état d’esprit se répercute sur l’instruction. Il accuse l’enseignement laïque, pour lequel luttèrent si ardemment les pionniers de l’Internationale, d’être aussi pernicieux, sinon plus, que l’enseignement congréganiste, et des instituteurs eux-mêmes écrivent que l’école laïque est « contre la classe ouvrière ». L’ouvriérisme avait-il la naïveté de croire que l’État, représentant d’une classe sociale triomphante, se soucierait de préparer dans ses écoles de petits révolutionnaires qui le bousculeraient un jour ? Plus encore que les autres erreurs de l’ouvriérisme, cette attitude en face de l’école montre la lamentable incohérence idéologique où il est plongé. Comment ne comprend-il pas de lui-même ce que Jean Guéhenno a écrit à ce sujet dans Europe, du 15 septemhre 1931 : « On demeure confondu quand ce sont, comme il arrive, des instituteurs eux-mêmes qui proclament que l’école laïque est contre la classe ouvrière. Comment ne pas répondre à ceux-là que l’école laïque, ce sont les instituteurs eux-mêmes ? Elle est et elle sera ce qu’ils voudront et ce qu’ils la feront. Personne n’a de plus hautes responsabilités. La cause du peuple est en leurs mains. Elle est remise à leur savoir, à leur courage, à leur indépendance, à leur dignité, à leur fidélité. Qu’ils se souviennent, comme le leur recommandait Péguy, qu’ils ne sont, ni à l’école, ni dans leur canton, les représentants d’un ministère, d’un gouvernement, d’un ordre établi et à maintenir, mais, si modestes qu’ils soient, des représentants de l’esprit et les propagandistes d’une méthode et d’une foi selon lesquelles tous les hommes doivent devenir les artisans de leur propre destinée. Qu’ils emploient toutes les forces de leur raison critique à faire reconnaître la vérité, et la « classe ouvrière » sera bien servie. »

C’est là la réponse qu’aurait faite la véritable Internationale à l’ouvriérisme qui prétend la continuer, la réponse d’une Internationale qui voulait que l’émancipation des travailleurs fût l’œuvre des travailleurs eux-mêmes et non celle d’un État ou d’une Révolution providentiels. Mais cet ouvriérisme s’est détourné de l’esprit et de la méthode de l’Internationale ; il ne continue que l’ignorantisme prolétarien plus néfaste, dans tous les

temps, aux prolétaires que celui de toutes les Églises et de tous les États réunis. (Voir Instruction populaire.)

La mystique ouvriériste, qui n’attend rien que de la Révolution et prétend qu’elle seule changera en « or pur » ce qui était un « vil plomb », est aussi abracadabrante et dangereuse que toutes les fantasmagories messianiques et apocalyptiques fabriquées par les charlatans religieux. Une révolution ne vaut jamais que par ceux qui la font. Celle que l’ignorantisme ouvriériste attend, et qui doit nous transporter, comme sur un nuage d’opéra, de l’enfer dans le paradis, continue à faire des milliers d’êtres complètement illettrés, qui sont la proie de toutes les exploitations et de toutes les misères prolétariennes. Si l’on tirait les conséquences logiques de cet ignorantisme qui interdit aux prolétaires de s’instruire par les seuls moyens qui sont à leur disposition, pour ne pas « trahir leur classe », on aboutirait à ces constatations plutôt ahurissantes qui ressortiraient de la dernière statistique du Bureau International d’Éducation siégeant à Genève : la France serait un des pays les plus révolutionnaires puisque, sur 53 nations du monde entier, 17 seulement dépensent moins qu’elle pour l’instruction publique, mais elle serait encore moins révolutionnaire que le Bechouanaland, dans le Sud Africain, et que l’Italie fasciste dont les dépenses, pour l’instruction publique, sont encore moindres !…

L’illogisme ouvriériste se constate dans toutes les formes de la vie et de l’action sociales. Après avoir déclaré que rien de bon ne peut sortir de la société bourgeoise et décidé que tout ce qui la compose doit être détruit, mais incapable de procéder à cette destruction de façon à produire ensuite ce qui sera bon, il demande à cette société de se détruire elle-même !… Si décomposée qu’elle soit, elle n’est pas encore décidée à ce suicide. Cet illogisme est toute l’explication de l’impuissance ouvrière.

Il avait semblé un moment, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, que l’ouvriérisme avait ouvert ses fenêtres à un air plus pur et les yeux à plus de lumière. Le contact des « intellectuels », raillés par les ignorantins et les chourineurs du nationalisme, qui avaient abandonné leur solitude studieuse, étaient descendus de leur « tour d’ivoire » et bravaient les assassins pour le seul amour de la justice et de la vérité, avait enflammé la générosité populaire d’un idéalisme puissant et l’avait arraché aux sophistications ouvriéristes. Il semblait qu’on allait enfin entrer dans les voies de l’Internationale et préparer des révolutionnaires pour faire la Révolution. Mais la lutte pour la justice et la vérité, trop décevante pour ceux qui n’avaient que des intérêts personnels à satisfaire, tourna sous l’influence politicienne à la lutte pour « l’assiette au beurre ». Le contact idéaliste de la pensée et du prolétariat fut bientôt fermé avec les portes des Universités populaires ; il ne resta que celui des appétits, dans les bars de vigilance où politiciens « intellectuels » et « manuels » lièrent ensemble les nombreux poils qu’ils avaient dans les mains. Cette rencontre éphémère de la vraie science avec les travailleurs n’en laissa pas moins, dans le syndicalisme ouvrier, un idéalisme qui dépassa l’ouvriérisme étroit et le fit se lever plus d’une fois pour les plus généreuses revendications humaines. Alors que tant de timorés et de satisfaits, pour qui la réhabilitation du capitaine Dreyfus avait mis fin à « l’affaire », étaient rentrés dans la carapace de leur égoïsme, le monde ouvrier persista à revendiquer une justice sociale qui n’existait pas plus qu’avant. Ce fut le temps particulièrement agité de l’antipatriotisme, de l’antimilitarisme, des affaires Ferrer et Aernoult soulevant des centaines de milliers de protestataires, des grands procès de presse où la liberté d’opinion fut défendue au grand jour de la cour d’assises, dans la rue et dans les journaux. On