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PAI
1910

passionnent et apaisent les sens. Évidemment tout cela sans abus du régal d’un sens aux dépens des autres. C’est ce que fit bien comprendre Octave Mirbeau, par sa pièce, les Mauvais Bergers, lorsque son héros, revendiquant pour ses camarades, réplique au patron qui semble le taxer d’exagération parce qu’il demande une bibliothèque : « Nous ne voulons pas seulement du pain, nous avons droit, comme les riches, à de la beauté ! » Le pain de l’esprit est aussi nécessaire que le pain du corps, à tout individu normal.

Le dicton : « Liberté et pain cuit » qui signifie : « Le bonheur consiste dans l’indépendance et l’aisance » nous convient également et nous l’avons démontré dans le monde ouvrier en adoptant la fameuse devise du syndicalisme d’avant-guerre. Bien-être et Liberté. Leur conquête mérite nos efforts associés.

Panem et circenses (du pain et des spectacles) fut une revendication facile à satisfaire à l’époque où les jouisseurs de la Rome antique avaient à si vil prix, la conscience tranquille dans l’orgie criminelle de la décadence, par l’abrutissement et les goûts cruels du Peuple.

Le pain et sa fabrication ont des origines qui remontent jusqu’aux Égyptiens. Sa fabrication fut-elle plus ancienne encore ? Cela n’est pas le plus intéressant pour nous. Nous avons mieux à savoir sur le pain.

Ce que nous aimons à constater, c’est que ce minimum de besoin pour tous ne fut pas toujours — tant s’en faut — à la disposition des êtres humains qui en avaient le plus besoin. Le pain manqua souvent à la plus intéressante partie de l’Humanité.

L’Histoire nous énumère les misères du peuple qui manquait de tout puisqu’il manquait de liberté et de pain. On se souvient que malgré les fastes et les somptuosités de Versailles, la pauvreté était grande parmi les gens du Peuple, dans la capitale du royaume de Louis XIV. Et dans les campagnes les paysans se traînaient sur les genoux pour chercher et manger certaines racines, affirme un écrivain anglais de l’époque. Les sujets du Grand Roi manquaient de pain, si l’on ne manquait de rien dans les châteaux et les palais des privilégiés. Un peu plus tard, sous l’un des règnes suivants, une princesse trouva très drôle que le Peuple manquât de pain et elle s’écria tout naturellement : « S’il n’a pas de pain, qu’il mange de la brioche ! » Cruelle inconscience !

Peu de temps après, une fois de plus, le Peuple manquait de pain, parce que les arrivages de grains étaient pillés avant d’atteindre la capitale ou accaparés par certains profiteurs des misères publiques ; les femmes du Peuple de Paris s’en allèrent alors à Versailles pour en ramener le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron. En même temps, vite, haut et court, furent pendus par la Justice expéditive du Peuple en révolution, quelques-uns des accapareurs des blés ou farines.

C’est ainsi que débuta la Révolution Française. Qu’on ne l’oublie pas ! D’autres révolutions eurent les mêmes débuts.

Mais, depuis, l’accaparement a continué et il n’a pas pris fin. Sous forme de vie chère, les abus criminels des profiteurs se perpétuent et les misères s’accroissent parmi les travailleurs. Et cela d’autant mieux qu’une crise financière arrive toujours succédant à des opérations crapuleuses de profits et d’agio. Le pain est toujours d’un prix plus élevé le matin qu’il n’était le soir. Une presse infâme, au service des plus offrants, se charge de démontrer cyniquement que tout est pour le mieux : le prix du pain, disent les journaux, a diminué de 0 fr. 05 le kilo… C’est parfois exact. Mais il avait alors augmenté de 15 ou 20 centimes auparavant. Les scandales se suivent et les poursuites aboutissent à l’oubli.

Il y a, de plus, des combinaisons formidables qui semblent faites exprès pour engendrer des calamités, des catastrophes, en attendant mieux. Des paysans, gros

propriétaires aiment mieux donner leur blé aux bestiaux que de le vendre aux minotiers. Des boutiques de boulangerie sont vendues ou revendues, chaque année, avec des bénéfices énormes. D’autres sont achalandées, restaurées de façon extraordinairement luxueuses, éblouissantes. Des dallages, des mosaïques à l’intérieur ; du marbre et des dorures à l’extérieur… Que de milliers et de milliers de francs gaspillés en poudre aux yeux ! Mais le pain est toujours plus cher et le pain est toujours plus mauvais ! On se plaint un peu, mais la Révolte dort. Le chômage, dans toutes les époques de misère, dans toutes les crises économiques s’accentue et prend des allures inquiétantes, menaçantes même. Il faut secourir les chômeurs, coûte que coûte, car la révolte gronde et la Révolution peut apparaître. Des milliers de chômeurs, c’est la rafale terrible que craignent les jouisseurs ; ils ne peuvent plus fermer les yeux ni se boucher les oreilles. Ils voient l’innombrable foule qui s’avance, ils entendent les hurlements terribles des moutons qui sont devenus des loups.

Le souvenir des canuts de Lyon au siècle dernier se dresse en leur pensée. Ils croient entendre les affamés crier : Du travail ou du pain ! et d’autres : Du plomb ou du pain !

C’est de l’Histoire cela et ce fut sans doute enseigné aux Bourgeois, fils de Bourgeois et Parvenus qui se prétendent républicains, mais non pas à la manière de ceux qui, jadis, chantaient et dansaient la Carmagnole devenue aujourd’hui, et depuis longtemps subversive en ses mâles couplets, tel celui-ci :

Que faut-il au Républicain (bis)
Du plomb, du fer et puis du pain (bis)
Du plomb pour se venger ;
Du fer pour travailler ;
Et du pain pour ses frères…
Vive le son !… Vive le son
Et du pain pour ses frères…

    Vive le son
    Du canon !

Et cela chatouille désagréablement le sens de l’entendement des profiteurs de toutes sortes, maîtres ou valets, qui ne vivent et ne jouissent de la misère des autres qu’autant que durent l’abrutissement et la résignation, par l’ignorance et la lâcheté de ceux qui souffrent si longtemps avant de comprendre, de s’éveiller et de se révolter. Or, tout arrive, même la Révolution sociale pour établir un régime de Justice vraie, de Liberté réelle, d’Entente fraternelle entre tous les exploités du monde, tous les gueux de l’univers : ils sont le nombre, ils sont la Force !

Le Pain pour tous, à la façon dont nous l’avons compris et dont nous nous efforçons de le faire comprendre, c’est déjà ce que conçoivent des millions de malheureux sur la terre, victimes de l’Exploitation, de l’Autorité. Ah ! s’ils s’entendaient !…

On n’arrête pas le murmure
D’un peuple quand il dit : « J’ai faim ! »
Car c’est le cri de la nature :
Il faut du pain ! Il faut du pain !

Tous les pays ne sont pas aussi vastes que l’Inde et aussi peuplés de fanatiques pour subir comme eux des famines formidables et horribles. On a peine à se rendre compte que 90 % des habitants de ce pays fertile ne mangent pas à leur faim.

« Sur trois cents millions de paysans répandus à travers toute l’Inde, il y en a bien quarante millions, surtout dans les États des Princes, qui ne peuvent s’offrir plus d’un repas par jour. Et quel repas ! Le plus souvent de la farine de millet, délayée dans de l’eau. Car