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PAI
1924

traité de Versailles, celui-ci atteste — c’est le fait brutal — la défaite de l’Allemagne. Cette défaite, c’est son abaissement dans le Monde et, par un jeu de bascule facile à concevoir, l’élévation correspondante de la France victorieuse. Aux yeux de tous les Peuples et devant l’Histoire (ou, plus exactement ce qu’on appelle l’Histoire) la défaite est une marque d’infériorité et une humiliation pour la nation vaincue et la victoire est un honneur, une gloire et une marque de supériorité pour la Puissance victorieuse.

b) Les traités en vigueur ont limité à cent mille hommes les effectifs militaires de l’Allemagne ; ils ont réduit à un minimum proportionné à ces effectifs les armements de cette nation. L’Allemagne, dans ces conditions, apparaît désarmée déjà par rapport à la France et aux autres pays qui ont eu et ont encore toute licence de porter au maximum leur appareil de guerre. Étant donné cela, le désarmement officiel et total de l’Allemagne ressemblerait fort à la reconnaissance d’un état de choses existant déjà et pourrait être perfidement interprété soit comme une manifestation d’impuissance ou de découragement, soit comme une manœuvre tendant à amener les autres nations à désarmer également. Par contre, la France, avec ses six cent mille hommes sous les drapeaux, ses formidables armements et ses quatorze milliards de dépenses annuellement inscrits à son budget de guerre, en désarmant volontairement — car rien ne l’y obligerait — ne pourrait être accusée ni de faiblesse, ni de découragement, mais, tout au contraire, apporterait à tous les peuples la certitude et la preuve qu’elle renonce, à tout jamais, à l’emploi de la force, bien que, en ce qui concerne les moyens de défense et d’attaque que comporte le souci de sa propre sécurité, elle soit en mesure de rivaliser avec n’importe quel autre pays.

c) Depuis plusieurs années, le Gouvernement de la France, par la voix autorisée de son ministre des Affaires étrangères et de ses agents diplomatiques, n’a cessé de proclamer officiellement son inébranlable attachement à la Paix. Elle se flatte officiellement d’avoir fait, en toutes occasions, les concessions et de s’être imposé tous les sacrifices par lesquels il lui était possible de prouver la volonté pacifiste qui l’anime. Désarmer avant les autres nations, ce serait établir de la façon la plus éclatante, entre ses déclarations et ses actes, l’harmonie qu’exige la plus élémentaire sincérité.

d) À ces considérations d’ordre général vient s’ajouter celle-ci qui est d’ordre particulier : puisque le hasard a voulu que je sois Français de naissance, il est naturel que je travaille à répandre dans mon pays l’idée de désarmement volontaire et immédiat que je préconise et que je lui demande d’être le premier à effectuer le désarmement que j’estime être indispensable à l’instauration du régime de Paix dont je désire si profondément le prochain avènement. Il serait étrange que, vivant en France, propageant en France, par l’écrit et par la parole, l’idée que je développe au cours de cette étude sur la Paix, et le vaste problème qu’elle soulève, je m’adressasse à une autre nation que la France et que je misse tout autre État en demeure de désarmer, aux lieu et place de l’État français. Aux pacifistes d’Allemagne, d’Angleterre et de chaque pays, il appartient d’exercer chez eux l’apostolat que j’exerce chez moi. Quel que soit le pays dans lequel il vit et dont il parle la langue, tout véritable pacifiste a le devoir impérieux de préconiser le désarmement sans condition de réciprocité. Tous : Allemands ou Français, Anglais ou Italiens, Espagnols ou Yougoslaves, Polonais ou Russes, tous doivent, avec une égale activité, mener, dans leur propre pays, une campagne énergique en faveur du désarmement immédiat et pousser l’opinion publique à faire pression sur son Gouvernement respectif, afin d’imposer à celui-ci, dans le plus bref délai, sous la poussée d’un courant pacifiste devenu irrésistible, le désarmement nécessaire. Alors, quelle que soit

la grande Puissance qui, la première, désarmera, elle aura l’approbation enthousiaste de tous les pacifistes des autres nations ; la tâche de ceux-ci se trouvera singulièrement facilitée ; il suffira d’un vigoureux et suprême effort pour que les autres Gouvernements soient sommés par leur peuple de suivre l’exemple et de désarmer à leur tour. Ainsi seront écartés en grande partie les dangers que le désarmement sans condition de réciprocité pourrait faire courir à la nation qui aura eu la hardiesse de désarmer avant les autres.

La meilleure preuve — et en réalité la seule — qu’il soit possible de donner de la loyauté et de la ferveur avec lesquelles on défend une Idée, c’est incontestablement de conformer sa conduite aux exigences de cette Idée, quelles que puissent être les conséquences d’une telle conduite. L’anarchiste n’attend pas, pour pratiquer l’abstention qu’il soit convenu que tous les électeurs s’éloigneront des urnes électorales : il ne vote pas. L’anarchiste qui affirme et prouve la malfaisance des Chefs et des Maîtres n’attend pas, pour refuser toute fonction qui l’obligerait à se conduire en maître ou en chef, que personne ne consente à assumer une de ces fonctions ; il ne tente rien pour en être investi et, si elle lui est offerte, il la refuse. Il y a, de même, des hommes qui, pour ne pas prendre les armes et pour se soustraire à l’obligation militaire, n’attendent pas que ce refus devienne le fait général : ils entrent en révolte immédiate contre l’impôt du sang. Ces hommes, ce sont les objecteurs de conscience. (Voir Conscience et Objection de conscience.) Ils ne cèdent à aucune pression, à aucune menace ; ils ne se rendent à aucune sommation. Ayant compris l’horreur du métier dont la jeunesse fait l’apprentissage à la caserne ; ayant saisi la criminalité de toutes les guerres, quelles qu’en soient les origines et les fins ; leur conscience leur interdisant de consentir bénévolement à être assassins ou victimes, ils se refusent, en temps de paix comme en temps de guerre, à tuer ou à être immolés au nom de la Patrie et pour la Défense dite nationale. Ils pratiquent le désarmement avant la lettre et dans l’espoir que leur exemple sera de plus en plus suivi. Ils puisent dans leur noble conscience la certitude qu’un jour viendra où le désarmement universel résultera automatiquement du refus universel de prendre les armes ; où les combats cesseront faute de combattants ; où la Guerre mourra parce que personne ne consentira à la faire. Ce geste est d’une magnifique beauté, d’une exceptionnelle noblesse et d’une vaillance digne d’admiration. Il est, en outre, d’un enseignement précis et profond. Donc, accueillons avec une chaude amitié l’exemple que donnent à tous les objecteurs de conscience et glorifions-le. Mais, il faut bien le reconnaître : cet exemple, purement individuel, est parfois passé sous silence ; il n’a qu’une portée restreinte. L’objecteur de conscience est traîné en Conseil de Guerre. Il est condamné ; il entre en prison. Au bout de quelques mois, le silence et l’oubli se font. Son acte n’a pas été inutile ; car, dans l’effort : écrit, parole ou action, rien n’est complètement vain ; mais son sacrifice n’a eu et ne pouvait avoir qu’un retentissement faible et éphémère ; son exemple ne pouvait être suivi que d’un petit nombre d’imitateurs.

Eh bien ! Le désarmement de tout un peuple, alors que les autres peuples restent armés jusqu’aux dents, c’est l’objection de conscience dépassant le cadre individuel et s’étendant jusqu’aux frontières d’une grande et puissante nation. Ce désarmement, c’est le témoignage de la conscience de toute une collectivité nationale se refusant à la Guerre, ne voulant plus recourir aux armes ni confier au sort des batailles sanglantes le triomphe de ses intérêts et l’affirmation de son Droit ; c’est l’engagement public, officiel, positif et solennellement observé de ne plus se battre, de placer l’amour de la grande famille, solide et permanente, que forme l’humanité, bien au-dessus de l’amour de cette