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1960

plus la satisfaction de passer pour un « piqué » dans un monde où les gens « raisonnables » sont si souvent des abrutis. C’est le signe de sa bonne santé intellectuelle et morale. Il dit comme J.-J. Rousseau : « J’aime mieux être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés. » — Edouard Rothen.


PARAÎTRE. Nous ne nous occuperons de ce mot — qui semble né du latin parere : être engendré, mis au jour — que dans le sens de se montrer, se faire remarquer sous des apparences aussi brillantes que possible et le plus souvent fausses, pour donner de soi une idée plus avantageuse que la réalité.

Certes, il est normal, nécessaire même, de faire valoir les qualités que l’on a, quand elles peuvent être utiles aux autres en même temps qu’à soi-même. Il peut être bon que l’individu cherche à attirer l’attention sur lui lorsqu’il a à offrir, en échange du bénéfice qu’il en retirera, un équivalent certain. Il est même indispensable au progrès humain, il est de l’intérêt collectif, que l’homme possédant une réelle supériorité dans une branche quelconque de l’activité, se fasse connaître et que son œuvre soit mise en évidence. Le « besoin d’être unique », dans lequel M. Valéry voit la racine de l’orgueil, manifeste un désir légitime de paraître quand il est celui du savant, de l’inventeur, de l’artiste, de l’artisan qui veulent faire participer la collectivité au bénéfice de leur savoir, de leurs découvertes, de leurs travaux, des perfectionnements et des embellissements qu’ils apportent à la pensée et aux formes de la vie. L’excès de modestie, ou — ce qui serait la même chose — l’excès d’orgueil qui les ferait se renfermer dans la retraite et cacher leur œuvre à tous les yeux, serait injustifiable et coupable. Paraître est donc, en certaines circonstances où l’individu se fait connaître par une activité novatrice et féconde, une condition de progrès, un stimulant de l’initiative personnelle contre l’indifférence collective et la stagnation sociale.

Mais trop souvent le « besoin d’être unique » n’est qu’un vulgaire besoin de paraître excité par la vanité. (Voir ce mot.) Même chez ceux qui méritent l’attention publique, trop souvent la sotte vanité l’emporte sur un orgueil justifié et fait se détourner les regards dirigés sur le savant ou l’artiste vers le cabotin qui est leur double. Combien d’hommes remarquables, légitimement admirés pour leurs travaux, ont souillé leur gloire et fait oublier leur mérite en sombrant dans les affaires ou la politique ! On peut être un génie et n’être qu’un petit caractère, voire un hurluberlu. L’exemple abonde dans l’histoire d’hommes, d’abord grands et vertueux, qui furent entraînés par la fureur de paraître à devenir des scélérats. Combien, sans s’élever si haut et descendre si bas, qui ternissent eux-mêmes la considération méritée par leur œuvre en intriguant, sans dignité, pour des salamalecs au « cher maître », des décorations, un habit vert avec plumes d’autruche et la petite épée qui a une rigole pour le sang ! Combien traînent une noire mélancolie parce qu’ils n’ont pas leur portrait dans l’album Mariani et sont négligés par l’actualité publicitaire ! Combien se laissent emporter par le vertige malsain de l’arrivisme et désertent les régions sereines de la pensée et de l’art pour congratuler des ministres, distribuer des « prix de vertu » et parfois finir en correctionnelle !…

Paraître a été une nécessité primitive de l’humanité, sa première manifestation psychologique. Cette nécessité est venue du besoin sexuel, quand il a inspiré à l’individu le désir de plaire, de séduire par des apparences flatteuses le mâle ou la femelle convoité. Paraître est dans l’instinct de la nature tout entière quand, « immense champ d’amour », a dit Buchner, elle se pare féeriquement de toutes les merveilles au temps enchanté des pariades. Ce désir de plaire a appris à l’homme, comme à l’animal, à faire valoir ses avantages personnels et à donner l’illusion de ceux qu’il ne possède pas. Pour

paraître auprès de la femelle et l’emporter sur ses rivaux, le mâle fait le beau, il montre son courage, son audace, son adresse, il étale ses grâces physiques. Il fait prendre à sa voix les inflexions les plus caressantes, à son langage le ton le plus éloquent. Il se livre à toutes les violences et à toutes les douceurs. Il cherche à vaincre dans le combat furieux et sanglant, à charmer dans la paix poétiquement inspirée. Il est Hercule tuant la reine des Amazones et filant aux pieds d’Omphale. Contre la puissance de cet instinct de nature, toute résistance est impossible sans les plus graves désordres ; il sonne triomphalement la fanfare de la vie victorieuse de toutes les aberrations mortifiantes grâce aux prodiges de l’amour. Plantes, bêtes et gens y sont soumis ; mais alors que les premières lui obéissent simplement et normalement, les hommes ont voulu le « civiliser ». Ils ont ainsi créé, avec toutes les aberrations de l’amour, toutes celles du besoin de paraître. Alors que ce besoin ne dépasse pas chez les animaux la satisfaction sexuelle, il s’est compliqué chez les hommes de prolongements conventionnels, tels le mariage destiné à perpétuer une illusion qui devient ainsi contre nature et produit les pires égarements. Il s’est en outre étendu à toutes les formes de la vie civilisée au point qu’il préside à toutes les manifestations de son organisation artificieuse.

Il semble que, dans une vraie civilisation le besoin de paraître par les moyens de la violence et de la tromperie aurait dû s’atténuer de plus en plus pour s’anéantir à mesure que l’homme acquérait plus de connaissance et de raison, qu’il pouvait davantage dominer ses passions et corriger sa nature primitive. Il n’en a rien été. Plus l’homme a eu la possibilité de se développer et de grandir en valeur intellectuelle et morale, plus il a cherché à paraître sous de fausses apparences, plus il s’est ingénié à s’abaisser intellectuellement, à se souiller moralement. Plus l’homme a découvert de moyens de bien-être, de vie facile et agréable, de raisons d’entente et de cordialité avec autrui, de possibilités de rapports sincères de plus en plus étendus dans le monde entier, plus il a multiplié les difficultés, les ruses, les abus, les prétextes de conflits en se montrant faux, hypocrite, avide d’une considération de mauvais aloi et d’une puissance usurpée. Plus il a étouffé ses scrupules, plus il est devenu effrontément, cyniquement menteur, poseur, charlatan, cabotin, réclamiste, pour atteindre, au moyen du bluff et du puffisme à la frénésie d’arrivisme dont on voit aujourd’hui le débordement calamiteux. Cela suffirait à montrer la fausseté de la vie socialement organisée et à prouver que ce qu’on appelle la « civilisation » n’est que la barbarie plus policière que policée.

Dans le but de paraître, l’homme avait d’abord inventé la parure pour suppléer l’insuffisance de ses avantages naturels. Il avait commencé par se parer de plumes, se tatouer le corps, se mettre des anneaux dans le nez et aux oreilles, se pendre au cou des verroteries, se vêtir d’étoffes éclatantes ; il avait créé la mode. Celle-ci, et toutes les façons de se faire valoir, sont restées primitives chez l’homme primitif. Elles se sont compliquées à l’extrême chez le civilisé pour arriver aux raffinements de la toilette, aux maquillages savants et aux chirurgies esthétiques de l’heure présente. En même temps, le besoin de paraître s’est surexcité dans l’esprit propriétaire, thésauriseur, spoliateur, et dans le désir de domination qui s’est exercé d’abord sur le voisin de case, les compagnons du clan, pour s’étendre ensuite sur les nations et le monde entier. De l’individuel il est passé au collectif pour créer arbitrairement les suprématies de castes et de races, justifier les classes et les impérialismes. La vanité individuelle, excitée par la vanité voisine, a trouvé son appui dans la vanité du groupe de plus en plus nombreux et fait prendre au besoin de paraître un caractère vésanique et épidémique. De l’égotisme, dont la forme saine et