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1962

qu’il y a des hiérarchies, la question est posée de celui qui aura le pas sur l’autre. Au temps des Pharaons la dispute était vive pour savoir qui, des porteurs de l’ordre guerrier du Lion ou de ceux de l’ordre civil de la Mouche, marcherait le premier dans les cérémonies. Le xviiie siècle vit la querelle interminable du Parlement, des Pairs et de la Noblesse, chacun de ces trois corps voulant passer avant les autres et rester assis et couvert devant eux. Suivant que le roi avait besoin d’un corps ou d’un autre, il rendait des Édits contradictoires qui entretenaient la bagarre. Le snobisme et ses valets de plume, qui affectent de « savoir vivre », ont souvent cité avec admiration l’exemple de Talleyrand offrant du bœuf à ses convives suivant les degrés de la hiérarchie. Commençant par le plus haut personnage, il disait de la façon la plus respectueuse : « Monsieur le duc me fera-t-il l’honneur d’accepter ce morceau de bœuf ? » Il allait ainsi, en graduant sa politesse, jusqu’au dernier convive, un parent pauvre relégué au bout de la table, à qui il disait sèchement : « Du bœuf ?… » Le « savoir vivre » de M. de Talleyrand n’était que du muflisme supérieur.

Pour éviter les incidents dans la hiérarchie officielle et obliger ses dignitaires à conserver quelque dignité devant les badauds subjugués, on a établi des protocoles, codes de la discipline et des préséances. Même en République, on ne saurait confondre les serviettes d’en haut avec les torchons d’en bas, Chacun a sa place, sa case, son étiquette, suivant ses fonctions et son grade ; même morts, ceux d’en haut auront droit à des « funérailles » pompeuses ou des « obsèques » dignes, ceux d’en bas à un « enterrement » plus ou moins simple. Il y aura ou non cortège, musique, grand-messe, discours, voitures, couronnes, suivant que le mort aura été ambassadeur ou concierge de l’Obélisque. La tournée chez le marchand de vin, « où l’on est mieux qu’en face », n’est pas prévue.

Avec les époques et les circonstances, le prestige change d’aspect ; les façons de paraître varient comme la mode. Il s’agit pour chacun d’être de la classe dont le nombril est le plus étoilé, ou de paraître lui appartenir. Les parvenus romains devenaient patriciens ou se donnaient l’air de l’être. M. Jourdain et la comtesse d’Escarbagnas ont de plus sûrs ancêtres dans les Crispinus et les Ponticus étrillés par Juvénal que dans les grimoires des généalogistes. Dans la société féodale du moyen âge, et jusqu’à la Révolution Française, quand la noblesse l’emportait sur les autres classes, chacun voulait être noble, plus ou moins cousin du roi, au moins son bâtard si on ne pouvait être son fils légitime, son porte-coton quand on ne pouvait être son ministre. Les plus nobles étaient les plus audacieux, c’est-à-dire les plus massacreurs et les plus pillards. Les rois étalent les sur-nobles, les lions qu’imitaient les loups et les renards dévorateurs des ânes et des moutons. Pendant dix siècles, cette noblesse d’aventure s’était renouvelée ou accrue de tous les roturiers parvenus, pouvant payer un de ces titres dont les rois et les papes tenaient boutique et se faire fabriquer une hérédité aristocratique par un quelconque d’Hozier. Suivant le prix qu’il y mettait, le marmiteux, à peine décrassé par la savonnette à vilain, se découvrait des ancêtres ayant porté outrasse avec Philippe Auguste ou dansé avec Isabeau de Bavière. La querelle du Parlement, des Pairs et de la Noblesse provoqua la publication d’un document amusant sur l’origine véritable de tout le monde à particules qui menait si grand tapage au nom de ses ancêtres. Le Parlement lui-même ne pouvait dissimuler « qu’il était ouvert à la roture par la vénalité » et que, parmi les gens de robe, certaines classes étaient « abjectes ». Mais ce n’était pas le corps des Pairs, « encore bien plus défiguré », qui était en droit de lui faire reproche de sa roture. Quant aux Nobles, ils étaient à peu près tous sortis récemment de boutiquiers ou de ces valets de seigneurie qui vivaient de la noblesse, en

attendant de prendre ses titres et ses places, et même « d’hommes de néant », comme ce Maximilien de Béthune, fils d’un aventurier venu d’Écosse. Les ducs de Richelieu venaient d’un Vignerot, domestique et joueur de luth ; les ducs d’Uzès, d’un Bastet, apothicaire. Les de Luynes descendaient d’un avocat de Mornas dont les trois rejetons avaient porté tour à tour l’unique manteau de famille pour se présenter au Louvre. Les La Rochefoucault sortaient d’un George Vert, étalier-boucher ; les Neuville-Villeroy d’un marchand de poissons ; les Noailles d’un domestique anobli par un vicomte de Turenne, etc. Comme disait La Fontaine, en conclusion de sa fable : La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf :

« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages ;
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages. »

L’Intimé, dans Les Plaideurs, de Racine, se recommande en ces termes à Dandin, son juge :

« Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire. »

Chacun cherche à paraître comme il peut.

La noblesse, pour qui travailler eût été déroger, n’en était que plus prodigue dans son désir de paraître. Elle se ruinait par ostentation, au contraire des démocrates qui mettent aujourd’hui la même ostentation à s’enrichir. La chevalerie qui avait paradé au Camp du Drap d’Or, derrière François Ier et Charles Quint, y avait laissé les trois quarts de sa fortune. Elle mangea le dernier quart pour paraître à la Cour. Les chevaliers devinrent des courtisans flagorneurs, réduits à des services dégradants que payaient des bénéfices, des pensions, des faveurs moins qu’honorables. Les blasons se redoraient par des mésalliances, par le jeu, le maquereautage et toutes les friponneries qui, pratiquées dans la manière des cours, devenaient des vertus aristocratiques. Le vrai sentiment de l’honneur, que les nobles prétendaient posséder à un si haut degré, était devenu aussi inexistant que pour la plupart de ceux qui portent aujourd’hui leur honneur à leur boutonnière.

La bourgeoisie, dans son ascension, fut conduite, non à se substituer à la noblesse dans des formes plus intelligentes et plus dignes, mais à la singer dans ses façons de paraître. Le Bourgeois Gentilhomme, de Molière, est l’image classique, multipliée à de nombreux exemplaires, du bourgeois qui se trouvait noble parce qu’il avait des maîtres de musique, de danse, de philosophie, d’armes, qu’il faisait de la prose sans le savoir et que ses valets marchaient sur ses talons pour qu’on vît bien qu’ils étaient les siens. Il n’était pas plus ridicule, mais il l’était autant, que cette duchesse de Lesdiguières commandant à son professeur de maintien de lui donner de l’esprit pour briller dans la société. M. Jourdain était trop naïf pour être bien dangereux ; mais il a pris de la férocité en se reproduisant. Le traitant Turcaret, forban de finance, annonça les loups-cerviers qui firent comprendre qu’en 1789 le peuple en eut assez. Mais quand leur tête fut promenée à bout de pique, leur valet Frontin prit leur place. La carrière fut ouverte à la ruée démocratique qui aboutit, de nos jours, à l’apothéose de Thénardier et de ses acolytes montés du bouge de la rue Blomet aux plus hauts emplois de l’État.

Les guillotineurs n’avaient pas encore lavé la machine à Guillotin du sang des « aristocrates » que déjà ils voulaient se parer de leurs titres ! Napoléon Ier vendit de la noblesse à toute sa valetaille. La monarchie de Juillet en pourvut les fils des « sans culottes » enrichis dans tous les tripotages et devenus bourgeois constitutionnels. Il en coûtait seulement 18.470 francs de droit d’enregistrement pour devenir duc, 7.490 francs pour être comte, la même somme pour être