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1965

niais ou un farceur et, s’il était sincère, on pourrait dire de lui ce que R. de Gourmont a dit de Machiavel : « Cet homme si intelligent n’eut pas l’esprit de se méfier de l’hypocrisie universelle. »

Un arriviste ne peut être dégagé de tout préjugé moral, de tout respect social ; il doit, au contraire, les pratiquer. S’il ne les a pas tous conservés, il en possède du moins assez pour attendre encore quelque chose d’eux puisqu’il veut arriver par eux… Quelles que soient les théories qu’il émet, quels que soient ses actes préparatoires — et il ne trompe pas longtemps les clairvoyants — il n’est qu’un bourgeois, il n’agit qu’en bourgeois, et quand il affirme le contraire, il n’est qu’un bourgeois plus hypocrite que les autres. Voit-on le personnage qui viendrait dire : « C’est parce que j’ai la haine, le dégoût, le mépris de la société et du troupeau lâche des hommes, c’est parce que je veux me venger de toutes les humiliations qu’ils ont fait subir à ma conscience d’homme libre et de révolté, que je me conduis comme le plus haïssable, le plus méprisable, le plus lâche de tous. C’est parce que je déteste le désordre social et les turpitudes bourgeoises que je participe à ce désordre et que je me vautre dans ces turpitudes » ?… Non ! des gens qu’on appelle les « faisans », et que V. Méric a dépeints dans ses Compagnons de l’Escopette, se sont essayés à cette sorte de justification. Ils n’ont donné le change qu’à leurs pareils, arrivistes sans frein, et aux gobeurs qu’ils abusaient. Ce n’est pas dans Darwin, Nietzsche, Stirner et Ibsen qu’ils avaient fait leur éducation : c’est dans le Manuel de l’Arriviste.

On n’a que trop le spectacle des agissements des prétendus « affranchis », de ces sans-scrupules qui se disent « conscients », de ces « dessalés » évoluant dans des milieux spéciaux, mais aussi corrompus que les milieux bourgeois, qui sont encore plus timorés et plus méprisables que les « abrutis » et les « espèces inférieures » qu’ils vitupèrent. Combien qui eurent l’honneur de représenter « l’idée » à un moment quelconque de leur jeunesse impétueuse, de souffrir volontairement pour elle, de faire figure de révoltés, de réfractaires, d’en-dehors, n’avaient au fond que des instincts et des âmes de bourgeois, n’attendant que l’occasion de se montrer « parfait honnête homme », de se « réhabiliter » et jouir de la « considération publique » ! Ils l’ont montré… Avoir été braconnier et devenir garde-chasse, avoir prêché l’abstentionnisme et être un jour député, avoir été en prison pour antipatriotisme et porter la Légion d’honneur : quelle déchéance dans une telle « réhabilitation » ! Il peut y avoir là du cynisme ; il n’y a aucune grandeur morale et aucune supériorité de caractère.

Même sans posséder les grandes ambitions arrivistes, les « affranchis » illégaux, comme les « abrutis » conformistes, ont les faiblesses du besoin de paraître et en sont les victimes. La vanité les perd également. Combien d’illégaux à qui un « bon coup » pourrait assurer un avenir tranquille, dans une sécurité où ils jouiraient intelligemment de l’indépendance économique, de la liberté du corps et de l’esprit, se font prendre sottement, par vanité puérile, par besoin d’exhibitionnisme ! C’est l’histoire de ce journalier des chemins de fer qui, ayant réussi à « lever », à Marseille, un magot d’un million et demi, puis à passer en Espagne où personne ne serait allé le chercher, se signala lui-même à la police par ses excentricités et « tomba »… « honteux comme un renard qu’une poule aurait pris ». C’est l’histoire d’une foule de ces « renards » qui mettent trop de « poules » dans leurs affaires. Les « affranchis » de cette sorte, pitoyable gibier de bagne et d’échafaud, sont fabriqués en série par la société pour justifier son organisation policière et sa vindicte.

Suivant les milieux, les circonstances, les individus, l’arrivisme se manifeste par des moyens très différents. Tous ne sont pas à la portée de tout le monde. Les

mêmes procédés sont favorables ou désastreux selon les cas. Tel escroc deviendra ministre, tel autre ira au bagne. Il y a la manière ; il faut avoir la « découpure », et puis, on est plus ou moins « fadé » — on a plus ou moins de chance — comme disent les spécialistes du « milieu ». Dans la démocratie qui a proclamé l’égalité devant la loi, il en est toujours comme sous l’autocratie dont les jugements distinguent les puissants des misérables. A un certain degré de puissance, de savoir faire, de protection, non seulement l’art d’arriver en friponnant peut être pratiqué sans danger, mais il constitue une vertu au point que sans lui on ne peut devenir un grand personnage. Combien d’hommes illustres, auxquels « la Patrie est reconnaissante » et que la foule acclame, n’auraient été que les épaves d’un parasitisme miteux, les « chiens crevés » de l’actualité, si leur chance ne leur avait pas fait atteindre les régions stratosphériques où planent les Jupiter de l’Olympe panamiste et oustricard ! La question, pour l’arriviste, est de franchir ce qu’on appelle en mécanique le « point mort » et en physique le « point critique ». C’est d’atteindre ce passage où la loi et ses gendarmes cessent d’être soupçonneux et hostiles pour devenir bienveillants et protecteurs. Jusque-là, si l’on n’a pas eu ce minimum de probité que Figaro constatait chez Bartholo : « tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu », on risque la culbute. Arrivé à ce sommet, on peut se laisser glisser confortablement dans cet océan de délices que Satan offrait à Jésus avec le gouvernement du monde.

Suivant le milieu social auquel il appartient, son éducation, son caractère, son intelligence, le but qu’il poursuit, l’arriviste use plus ou moins délicatement ou grossièrement des moyens de la flatterie et de la tromperie. Il est le renard guettant le fromage au bec du corbeau. Il se fait flagorneur sans mesure ; aucune platitude, aucune bassesse ne le fait reculer. « Si la peste donnait des pensions, la peste trouverait encore des flatteurs et des serviteurs », constatait le poète persan Saadi. L’histoire d’un arriviste fameux, Alberoni, fils de jardinier, devenu abbé, puis cardinal et maître de l’Espagne, est particulièrement édifiante. Saint Simon l’a contée dans toute sa crudité. Chargé d’une commission du duc de Parme auprès du duc de Vendôme, bâtard royal qui mit la pédérastie à la mode dans son armée et donnait ses audiences sur sa chaise percée, Alberoni, reçu avec ce cérémonial, ne trouva rien de mieux que de tomber en extase devant le derrière du Vendôme et de le baiser en s’écriant : « O culo di angelo ! » De telles prémices, auxquelles il ajouta une impassibilité totale sous les coups de bâton, valurent à Alberoni les plus hautes destinées. C’est ainsi que réussirent tant de favoris de princes livrés eux-mêmes aux plus honteuses et sanglantes turpitudes. Tous les porchers devenus papes n’usèrent pas seulement de la ruse assez innocente de la béquille de Sixte-Quint ; la sodomie, l’adultère, la simonie, le poison, le poignard, leur furent plus utiles que les vertus évangéliques pour arriver au trône de Dieu. Combien de Mazarin, de Potemkine, devinrent ministres et dictateurs parce qu’ils surent se glisser dans le lit d’une reine de France ou d’une impératrice de Russie ! Combien de personnages solaires de la démocratie ont dû leur fortune, non à leur dévouement à la chose publique, mais à ce qu’ils surent s’établir greluchons des déesses de la République ou flagorneurs de ses dieux ! Henri Heine a raconté que se rendant un jour chez le baron de Rothschild, il vit un domestique galonné traversant un corridor en portant le vase de nuit de M. le baron, et « un agioteur de la Bourse, qui passait dans le même instant, tirer respectueusement son chapeau devant le puissant pot ». Henri Heine ne douta pas qu’avec le temps l’agioteur deviendrait millionnaire. Combien ne doivent leur fortune qu’à de tels coups de chapeau !…

Toutes les façons de paraître sont plus ou moins ins-