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1967

nes, les derniers perfectionnements de l’arrivisme, l’expression surréaliste de l’art de paraître. Ils semblent marquer le maximum de la température délirante qui ne peut être dépassée sans que la machine humaine n’éclate. Mais elle a résisté déjà à tant d’atmosphères qu’on ne peut savoir jusqu’où elle tiendra le coup.

Bluff, bluffer, bluffeur, sont des mots tout nouveaux pour désigner une vieille chose qui s’est développée vertigineusement. Ils viennent de l’anglais to bluff qui veut dire : tromper aux cartes en faisant croire à l’adversaire qu’on a en main un très beau jeu alors que l’on n’a rien. En passant dans le français, le mot bluff a pris le sens de : leurrer par de fausses apparences, des propos emphatiques qui sentent le charlatan ; chercher à intimider, à tromper les gens sur ses forces et ses ressources réelles. C’est le sens du vieux mot esbroufer, mais la chose a tellement gonflé et s’est tellement répandue qu’un nouveau mot n’était pas inutile à la langue pour la désigner plus énergiquement. Joseph Jolinon, dans son roman : Les Revenants dans la Boutique, a fait le tableau suivant du monde d’après-guerre livré à la frénésie du bluff : « Inutile d’agir. Tout allait pour le mieux. Si la France, handicapée de gloire, se remettait la dernière des suites de sa victoire, elle se remettait bien. Malgré nos trois cent milliards de dette, la stabilisation du franc à quatre sous humiliait surtout notre amour-propre. N’était-ce pas une faillite presque idyllique : perdre au change, gagner à l’exportation, maintenir les prix à l’intérieur. Rarement la monnaie avait mieux circulé. Ainsi les hauts salaires consacraient l’accord apparent du capital et du travail. On pouvait enfin tayloriser. Partout des tableaux de rendement, des graphiques, des statistiques. Un surmenage général, une discipline partout renforcée. La mentalité militaire affectait l’ordre civil. Les officines ressemblaient à des usines et les usines à des casernes. Des compagnies de spécialistes, des régiments de techniciens, dans le mélange des races et des sexes. Et tout obéissait à la multiplication réciproque des produits et des besoins, laquelle tendait vers l’infini. Toujours plus de débouchés aux fournisseurs, d’émissions aux banquiers, de malades aux médecins, de plaideurs aux avocats, de lecteurs aux littérateurs. Surproduire et surconsommer, pas d’autre loi morale. Une idée force, la vanité. De la jalousie comme volonté de puissance. Une assurance de succès, le cynisme. Au bluff, à la négation du risque, tous les espoirs permis. Triomphe de la quantité, apothéose du nombre. Arriver au plus tôt à la plus grosse fortune. Deterding. Ford, Mussolini, Genney Tunney. On en rêvait chaque nuit à chaque étage. » On continue d’en rêver, en l’an 1932, à chaque étage, malgré la « crise » qui arrête la surproduction par la sous-consommation et précipite comme des châteaux de cartes l’édifice fallacieux du bluff universel, ne maintenant debout, au-dessus des ruines qui s’accumulent et comme le seul espoir des fossoyeurs de l’humanité, que l’effroyable menace d’une nouvelle guerre.

Si La Fontaine revenait, il pourrait dire dans un langage plus moderne :

« Le monde est plein de gens qui bluffent le badaud,
Et sont nés, pour le moins, de cuisses d’archevêques ;
Tout mercanti veut avoir son château,
Tout galapiat a son carnet de chèques. »

Le carnet de chèques n’est-il pas le « sésame » qui ouvre toutes les portes, procure toutes les joies et toutes les voluptés ? On n’a pas cent sous dans sa poche pour payer la maigre provende d’une gargote et on ne se risque pas à aller s’y attabler ; le gargotier rigide et qui a des principes sur l’honnêteté de ses clients aurait vite fait de livrer à la police, pour grivèlerie, le dîneur sans pécune. Mais on peut, muni d’un carnet de chèques, s’installer dans un palace, y mener la belle vie en agréable compagnie, emprunter au gérant tout l’argent de

poche qu’on désire. La valetaille des boîtes de luxe est à plat ventre devant le « rasta » qui porte beau, est insolent à souhait, et qui disparaît après avoir payé avec un chèque… sans provision. On est indulgent pour cet « homme du monde ». D’autres paieront pour lui. La bohème barbue, échevelée et sentimentale du romantisme, rêvait toute sa vie d’un argent qui devait lui venir du Hanovre. Le gentleman rasé et cosmétiqué, technicien et réaliste, méprisant les rêveurs et se « débrouillant » dans les affaires, porte le Hanovre dans sa poche avec son carnet de chèques sans provision. Des cousins du roi d’Espagne et des ministres démocrates n’ont-ils pas donné leurs lettres de naturalisation à ces papiers précieux ?

Le puffisme est le complément « publicitaire » du bluff. Le mot vient aussi de l’anglais, de puff — bouffée de vent, chose ridicule, sans importance, peu sérieuse — qui a fait le français pouf. On fait un pouf en partant sans payer ses dettes.

Autrefois, on « levait le pied », tout simplement. Aujourd’hui, on laisse un chèque. C’est une belle chose d’avoir au moins appris à signer de son nom ou d’un nom emprunté. Pouffer, c’était poser, se donner des airs. On s’en donne de plus en plus. Mais puff et pouf s’appliquent plus spécialement à une annonce emphatique et trompeuse, à « l’art de duper avec de grands mots » (Larousse). Le puff a été défini par Scribe « le mensonge passé à l’état de spéculation, puis à la portée de tout le monde, et circulant librement pour les besoins de la société et de l’industrie. Toutes les vanteries, jongleries, sensibleries de nos poètes, de nos orateurs et de nos hommes d’État, autant de puffs !… » Depuis, les besoins de la société et de l’industrie sont devenus si démesurés avec les inventions nouvelles que le simple puff est devenu le puffisme, c’est-à-dire un système social, de réclame, de tromperie, supprimant toute vérité et toute sincérité dans les rapports humains. Aucune entreprise n’est plus possible si elle n’est étayée, recommandée, poussée par le mensonge du puffisme. Les plus réfractaires sont amenés, malgré eux, consciemment ou non, à ses méthodes s’ils ne veulent pas succomber.

Le puffisme a pris sa forme pratique, technique, officielle, dans la réclame et la publicité. Par elles, aucune des conditions de la vie, aussi bien spirituelle, morale, intellectuelle que matérielle, n’échappe à son mensonge. Il règne sur la chaire comme à l’éventaire du camelot, il préside au commerce de la grâce divine et de la science sorbonique comme à celui de la pâte à rasoir ; il répand partout les nappes de ses gaz plus redoutables que ceux dont on usera à la « prochaine ». Par lui le « mensonge immanent des sociétés », qu’on déguisait jadis sous le nom de Providence, s’étale impudemment et cyniquement.

La réclame a pris une extension inimaginable avec le puffisme. Jadis elle était suspecte. Elle était interdite par les corporations de l’industrie et du commerce à leurs membres. On jugeait indigne de faire valoir une marchandise autrement que par sa bonne qualité. Il y avait d’ailleurs des règlements sévères contre les malfaçons et les fraudes ; une surveillance très rigoureuse était exercée. Colbert édicta des mesures draconiennes. Plus d’une fois, le fabricant et le vendeur furent mis au pilori avec leur marchandise, le carcan au cou, même pour avoir fabriqué et vendu un produit au goût de la clientèle, mais non réglementaire. Ces entraves exagérées avaient au moins l’avantage de garantir la qualité de ce que le consommateur achetait. Depuis, on a pratiqué l’exagération contraire. Sous prétexte de « liberté », on fabrique et on vend les pires camelotes, inutilisables à l’usage, et on empoisonne les gens par les falsifications des denrées alimentaires. La réclame consista d’abord dans de simples annonces faites par les crieurs de marchandises en même temps que de nouvelles. Des crieurs-jurés avaient le monopole de ces