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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

enfans nagent comme de petits poissons. C’est précisément l’explication que la théologie fournit de l’origine des êtres organiques ; Dieu est ce lac profond et magnifique de notre imagination, où toutes les réalités, toutes les perfections, toutes les forces sont réunies, où les choses par conséquent nagent déjà comme choses réellement accomplies, et la théologie ? — C’est la bonne nourrice.

La nature, la vraie mère, n’a pas même l’honneur d’être mentionnée… Quand nos anciens expliquaient surnaturellement les phénomènes atmosphériques, les épidémies et les épizooties par des sorcières et des magiciens, ils parlaient d’une façon plus poétique et plus prompte, que nous avec nos sciences naturelles, mais ils se trompaient.

L’origine de la vie, dit-on, est inexplicable. Soit, mais cela ne nous autorise point à en tirer des conséquences superstitieuses. Notre ignorance actuelle ne nous permet pas, en effet, d’y voir clair, mais pour l’amour de la vérité, ne divinisez, ne personnifiez pas cette ignorance sous la forme du Dieu des théistes, qui assurément n’est rien autre chose qu’une table rase où il n’y a pas des causes matérielles, cosmiques, corporelles, où il n’y a que ce que nous ne savons pas. L’imagination est chaque fois prête, et avec empressement elle vous fournira par un de ses tours de main des puissances célestes, sublimes, suprêmes pour remplir les lacunes de votre savoir ; mais il faut la discipliner.

Elle est tout à fait dépourvue d’intelligence quand elle parle d’un néant qui aurait été antérieur au monde, et quand Aurèle Augustin dit : « tout singulier et pourtant vrai, est que l’univers ne nous serait pas connu s’il n’existait pas, et qu’il n’existerait pas, s’il n’était pas connu à Dieu, » il dit par là malgré lui que la réalité suit la pensée, que l’original vient après la copie, que l’essence est déduite de l’image. Cette illusion syllogistique vient de ce que la généralité que nous avons créée en fermant nos yeux et nos oreilles, en effaçant toute empreinte faite dans notre mémoire par des objets naturels, est en effet une entité composée de pures et creuses abstractions, telles que puissance, unité, éternité, infini, nécessité et autres ; ce Dieu n’est rien autre chose que l’extrait, ou plutôt l’abstrait, de l’univers concret. La théologie y opère par deux fois : d’abord elle fait l’extrait, et après elle revient de l’extrait au con-