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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

les Hellènes pour apaiser la fureur de l’ouragan, lui sacrifiaient dans la ville Titane, les Romains érigeaient une chapelle à la fièvre, les Tangouses en Sibérie supplient à genoux l’épidémie de bien vouloir passer sans s’arrêter à la porte de leurs cabanes, les nègres de Wida en Guinée sacrifient à la mer houleuse, d’autres peuples adorent directement le mauvais principe de la nature, en disant que le bon n’a pas besoin d’être concilié avec eux. De là aussi le culte religieux des animaux nuisibles. Tant que l’homme occupe ce triste point de vue, il est bien près de la démence, et dans son désespoir il se déshumanise pour humaniser la nature qu’il craint jour et nuit : il verse avec une rage haletante de joie et de douleur le sang des victimes humaines, afin que ses gouttes inspirent un sentiment humain à la puissance inhumaine.

« Les statues de bois de nos divinités, disaient les Allemands du Nord, et les pierres aux portes de nos maisons sacrées, quand nous les humectons du sang de l’homme, deviennent sensibles et parlent en langue humaine ; nous avons grand besoin de leurs oracles. » Mais hélas ! la nature n’y répond jamais, elle refoule impitoyablement l’homme sur lui-même, sur sa vie sociale.

Les bornes telles que l’homme religieux les considère, de ne pas pouvoir marcher dans l’air, de ne pas savoir l’avenir, de ne pas vivre éternellement, de ne pas être toujours heureux, de ne pas avoir un corps sans pesanteur, de ne pas pouvoir faire des éclairs et de la pluie, de ne pas pouvoir à volonté prendre une forme quelconque, de ne pas vivre sans besoins ni instincts comme les anges, toutes ces bornes sont imaginaires, et autant de conditions absolument nécessaires à son essence naturelle. Également imaginaire est l’être auquel il a donné le privilège de demeurer libre de toute restriction humaine ; tout sans exception, tout ce qui est un objet du culte, jusqu’à la pauvre coquille et au chétif caillou, doit passer par l’imagination avant d’entrer dans le sanctuaire religieux. J’insiste principalement sur ce point, et j’avance que les soi-disant esprits de tous les fétiches ne sont rien autre chose que les images qui les représentent dans le cerveau de l’homme, tout comme les esprits des morts qui ne sont rien autre chose que le souvenir que nous en gardons. Mais l’homme ne sait pas encore distinguer entre les objets et les images intérieures des objets : « Il a des yeux et ne voit pas, il a des oreilles et n’entend pas. » Cette religion na-