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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

thématiquement égaux, car ils ont besoin de se compléter, de se justifier l’un l’autre devant leur Dieu. L’amour et l’amitié prieront pour le bien-aimé et pour l’ami aux pieds de feu flamboyant de la terrible Majesté divine, et elle les exaucera. À plus forte raison les péchés, les faiblesses de l'individu disparaîtront dans le genre humain ; l’amitié et l’amour ne sont que des existences subjectives, et elles ont déjà assez de puissance pour rendre parfaits, au moins relativement parfaits, deux individus imparfaits. Les lamentations vraiment dégoûtantes du chrétien à propos de son péché perpétuel[1] doivent éclater là où l’individu s’élargit immodérément et contre nature pour embrasser le genre tout entier et l’égaler ; cette tentative ne lui réussit pas et il tombe dans le plus profond désespoir. Remarquez que cet individu chrétien, trop ambitieux pour voir qu’il est une particule intégrante de l’immense humanité, va mettre ses vices personnels sur le compte de celle-ci. Il déclarera tout baigné de larmes que ses propres faiblesses et bornes sont les faiblesses et bornes de l’espèce humaine tout entière ce qui n’est guère très flatteur pour l’espèce. Mais l’homme chrétien, tout en repoussant avec dédain l’espèce humaine comme espèce, va l’adorer comme divinité ; il ne lui faut pour opérer cette transfiguration extravagante qu’un mouvement de l’imagination : il ôte au genre humain tout ce qui déplaît comme limite, borne, faiblesse, individuelles, et ce qui reste est nécessairement une entité divine, Dieu en personne. Cette unité abstractive et fantastique est cependant, n’oublions pas cela, l’extrait du genre. Elle devrait se déployer, se développer en une multiplicité indéfinie d’individualités existantes : elle n’en fait rien, elle reste sous la pourpre royale et fière du Dieu trinitaire en dehors de la création et de la multiplicité.

L’essence de tous les hommes est une, mais en même temps infinie ; de là donc la multiplicité des variétés qui se complètent mutuellement et nous révèlent l’abondance de l’essence. Entre moi et autrui, il y a une différence essentielle, qualitative, car l’unité dans l’essence s’exprime par la diversité dans l’existence. Autrui est

  1. « La lèpre originelle et religieuse, » comme dit Goethe ; et il ajoute : « Je déteste quatre choses également : le tabac, les cloches d'église, les punaises et le christianisme. » (Le traducteur.)