Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/341

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
329
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

jusqu’aux extrêmes limites du temps passé. Pour l’usage ordinaire et quotidien cette manœuvre suffit, l’homme n’est plus contrarié par les insolences de la religion ; il n’octroie à son Dieu qu’un droit historique, il lui arrache pouce par pouce tout le droit naturel, et l’intelligence humaine gagne par là l’entrée dans la carrière qui lui convient.

Il en est de cette hypothèse mécanique comme des miracles, que notre théoricien s’explique également d’une manière ordinaire, c’est-à-dire, mécanico-naturelle et éminemment prosaïque. Il ne les admet que comme des événements accomplis, comme des faits quasi-historiques d’un passé déjà éloigné ; il serait très fâché s’il y en avait encore devant ses yeux. Quand on ne croit plus une chose par propre volonté, mais seulement parce que d’autres gens y croient aussi, alors cette croyance est intérieurement morte, et son objet recule, comme un spectre qui fuit l’aube du jour, aux ténèbres d’une époque antérieure. La grammaire dirait : « Cet homme est content de ne croire qu’aux miracles qui sont non-seulement des perfecta, mais même des plus quam perfecta. » Autrement l’homme religieux à ses yeux égarés par la double-vue Dieu reste éternellement, c’est-à-dire, toujours présentement, la cause définitive et primitive de tout mouvement physique et psychique ; Dieu est ici la dernière et unique cause motrice ; posez à cet homme au nom de la théorie une question quelconque, et chaque fois il vous répondra par ce mot laconique Dieu. Cette réponse est nulle, c’est éluder la question ; elle définit par là les effets les plus divers comme n’étant qu’un seul effet d’une seule cause primitive. Dieu est ici une notion faite pour suppléer à la théorie défectueuse ; une explication de l’inexplicable qui n’explique rien du tout puisqu’elle veut expliquer chaque chose ; ce Dieu est la nuit de la théorie, la nuit complète où le dernier rayon du raisonnement critique s’est éteint, une nuit donc qui par là même est entièrement incommensurable, et qui plaît à l’âme affective. Dieu, c’est ici le non-savoir, l’ignorance, qui croit résoudre tous les doutes en les attaquant résolument et en les terrassant ; le non-savoir qui sait tout, puisqu’il ne sait rien de précis et de particulier ; tout objet qui attire et ravit la raison, fléchit ignominieusement devant la religion et perd son individualité. En effet, quel objet serait assez solide pour résister au regard fulminant de la prunelle de Dieu ?… La nuit, c’est la mère de la religion.