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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

qui ne prouve guère en faveur de la valeur objective et réelle du pain céleste.

Analysons maintenant cette signification, qui a cela de particulier qu’elle n’existe que par l’imagination. Pour nos yeux, pour nos dents, pour notre palais, pour notre nez, pour tous nos cinq sens physiques enfin, du vin restera toujours du vin et du pain ne cessera d’être du pain. Les scolastiques inventèrent pour s’en tirer, une distinction des plus délicieuses : celle de Substance et d’Accident ; et il faut le dire, cette distinction mérite une place dans le pandémonium de la pensée humaine. Tous les accidens ou attributs qui constituent la nature du vin et du pain, sont encore présens, disent les scolastiques, mais la somme de ces accidens ou le sujet substantiel manque, puisqu’il a été transformé en chair et en sang. Les scolastiques ne savent pas que la somme ou l’unité de toutes les qualités accidentelles est précisément la substance ; quand on ôte, par exemple, au vin et au pain les qualités par lesquelles ils sont du pain et du vin, on n’aura ni pain ni vin, on aura zéro. Cette chair, ce sang, n’ont donc point une existence objective, puisqu’ils se dérobent aux sens ; les sens sont par leur nature toujours incrédules, et les religions orthodoxes ont raison de les anathématiser, en condamnant ce qu’elles appellent la sensualité. Les cinq sens de l’homme, quand il jouit de sa santé physique et psychique, lui disent : « Voilà du pain et du vin, qui n’est point de la chair et du sang ; veux-tu malgré notre témoignage dire que le vin est du sang et le pain est de la chair, libre à toi : mais sache alors que tu repousses tes cinq sens, et avec eux ton bon sens, et que tu en deviens insensé. » A quoi la foi religieuse va répliquer : « C’est ce que je veux. »

La foi, c’est la puissance de l’imagination qui rend réel le non-réel et non-réel le réel. La foi, c’est la contradiction ouverte avec les sens, c’est le défi jeté à la raison. La foi nie ce que la raison objective affirme, la foi affirme ce que la raison objective nie : « Videtur enim species vini et panis, et substantia panis et vini non creditur. Creditur autem substantia corporis et sanguinis Christi et tamen species non cernitur, » dit saint Bernard (Édit. de Bâle 1552, p. 189, 191). Le mystère de l’Eucharistie est donc le mystère de la foi, c’est la fine fleur de la foi, et participer à l’Eucharistie est nécessairement la plus haute de toutes les jouissances, dont l’âme affective de l’homme religieux soit susceptible.