Page:Feuillet Echec et mat.djvu/11

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LE DUC.

Oui, sire. Au milieu de la revue est arrivée la nouvelle, vraie ou fausse, de l’insurrection. Alors les troupes ont fait éclater un tel enthousiasme, elles ont demandé à marcher avec de telles instances, que j’ai crû être agréable au roi en lui donnant le spectacle de cet unanime dévouement.

LE ROI, avec ennui.

Si bien que les voilà, et vous voilà avec elles.

LE DUC.

Oui, sire.

LE ROI.

C’est bien ; merci, duc. Allez dire à mes gardes que leur dévouement me touche.

LE DUC.

Oh ! sire, vous ne pouvez vous dispenser de vous montrer. Ils ont fait trois lieues en plein soleil pour voir l’auguste visage de Votre Majesté, et j’ai osé promettre…

LE ROI.

Duc !

LE DUC.

Oh ! je le savais bien. (Il ouvre la porte vitrée de la terrasse extérieure.) Messieurs les gardes, voici le roi.

LE ROI, à part.

Ah ! monsieur le héros, vous me le payerez.

LES CRIS.

Le roi !… le roi !… (la musique reprend, au dehors.)

LE ROI, forcé d’aller au balcon. (On entend des cris de Vive le roi !)

Me voici, mes amis, me voici. Oui, oui, soyez tranquilles, vous irez en Portugal.

LES CRIS.

Vive le roi !… vive Philippe IV !… vive l’Espagne !

LE DUC, à la duchesse.

Par quel hasard ici, madame ?

LA DUCHESSE.

Un ordre de la reine.

LE DUC

Bien ! merci. (Au roi, qui revient du fond.) Qu’ordonne Votre Majesté ?

LE ROI.

Rien, duc, à vous du moins… Madame, je vous parlais de l’impatience que la reine a de vous voir. J’espère que vous ne la ferez pas attendre. Adieu, duc. Nous allons songer au moyen de récompenser dignement ces braves gens, et leurs officiers. (Il sort.)


Scène VI.

LE DUC, LA DUCHESSE.
LE DUC, à part.

Il est furieux. Il paraît qu’il était temps que j’arrivasse. (À la duchesse.) Eh bien ! vous me quittez, madame ?

LA DUCHESSE.

N’avez-vous pas entendu ce que vient de me dire Sa Majesté, que la reine m’attend ?

LE DUC.

Oh ! duchesse, vous me permettrez bien de vous féliciter auparavant, n’est-ce pas, de ce que le goût de la retraite vous ait passé si vite. Le bonheur que j’éprouve en vous voyant à la cour est d’autant plus grand qu’il était inattendu.

LA DUCHESSE.

Il n’y a pas longtemps que j’y suis, comme vous voyez. Eh bien ! j’ai déjà entendu dire que certaines personnes m’y faisaient une réputation de femme bizarre et à demi sauvage, fort capable de m’y ridiculiser à tout jamais…

LE DUC.

Je vois avec désespoir, madame, que l’on m’aura desservi près de vous.

LA DUCHESSE.

Mais, si je ne me trompe, monsieur, vous ne seriez pas fort contrarié qu’on me prit dans ce pays-ci pour une femme bonne à vivre dans les bois seulement.

LE DUC.

J’aurais de la peine, madame, à donner de l’apparence à un pareil bruit. D’ailleurs, dans quel but ? ce serait mentir effrontément, et cela pour mentir.

LA DUCHESSE.

Je ne crois pas un seul mot de ce que vous dites, mon cher duc ; continuez.

LE DUC.

Vous rappelez-vous, chère duchesse, une chose aimable que vous m’avez dite il y a cinq jours, pendant mon apparition au château d’Herrera, et comme nous nous promenions dans le parc ? nous passions en ce moment-là près de la statue d’Apollon.

LA DUCHESSE.

C’est possible, duc, mais ma mémoire est courte et ne va pas jusque-là.

LE DUC.

C’est d’autant plus fâcheux, que vous êtes assez économe de ces mots-là pour qu’il n’y ait pas lieu à confusion.

LA DUCHESSE.

Dites quelle était cette chose, et peut-être m’en souviendrai-je.

LE DUC.

Ah ! voilà qui est étrange ; voyez la force de la sympathie, je ne m’en souviens pas non plus.

LA DUCHESSE.

Alors pardon, duc. (Elle fait un mouvement pour sortir.)

LE DUC, l’arrêtant.

Gageons, duchesse, que vous pensez que c’est la reine qui vous a mandée ici ce matin.

LA DUCHESSE.

Comme la lettre était de sa main, j’ai eu la simplicité de me figurer cela, moi.

LE DUC.

Eh bien ! vous vous trompez ; c’est le roi.

LA DUCHESSE.

Vous figurez vous que cela m’intéresse beaucoup, duc, ce que vous me dites en ce moment ?

LE DUC.

Voyons, parlons franc. Est-ce à dire que vous ignorez que le roi d’Espagne et des Indes vous aime éperdument, et qu’il a pour rival le duc d’Albuquerque ; ou bien, aurais-je l’heur de vous l’apprendre, duchesse ?

LA DUCHESSE.

Est-ce d’aujourd’hui que vous vous êtes aperçu de cet amour ?

LE DUC.

Peu importe, si je m’en suis aperçu à temps. Car, pardon de l’indiscrétion, duchesse, vous n’en êtes pas encore venue, je présume, à partager ces beaux sentiments ?

LA DUCHESSE.

Qu’en savez-vous ?

LE DUC.

Parbleu ! vous ne me le diriez pas, je suppose. (La duchesse sourit.) En vérité vous êtes une femme singulière, chère duchesse.

LA DUCHESSE.

Et vous un homme fort injuste, mon cher duc.

LE DUC.

Injuste ! parce que je ne puis m’empêcher de vous prévenir du danger qui vous menace !

LA DUCHESSE.

À votre compte, je suis donc la seule menacée ?

LE DUC.

Oui, sans doute ; qu’ai-je à voir là-dedans, moi ?

LA DUCHESSE.

C’est sérieusement que vous parlez ?

LE DUC.

On ne peut plus sérieusement, duchesse.

LA DUCHESSE.

Pardon, duc, mais c’est moi qui ne vous comprends plus.

LE DUC.

Si j’ai la hardiesse de m’informer de vos affaires, pouvez-vous vous méprendre à l’intérêt qui m’y engage, chère duchesse ? Est-ce que je suis jaloux, bon Dieu ? Est-ce que je suis d’humeur à contrarier vos idées, à tyranniser vos fantaisies ? Est-ce que je ne comprends pas suffisamment que vous êtes jeune et que je suis vieux ? qu’un soldat courbé sous le harnais n’a pas pour une femme un attrait bien puissant ; et que des lauriers flétris sur une tête grisonnante ne valent pas des cheveux noirs bouclés sur un front de vingt ans ?

LA DUCHESSE, troublée.

Où voulez-vous en venir, monsieur ?

LE DUC.

Écoutez-moi donc. Mon amour, très-profond sans doute, n’est pas si violent qu’il en devienne aveugle. Ce n’est point, je le sais, à mon âge qu’on peut répondre à ces élans du cœur, à ces aspirations vers les régions célestes, enfin à tous ces besoins d’une jeune âme comme la vôtre ; non, je ne m’abuse point là-dessus, duchesse, et jamais je ne me suis flatté d’occuper toutes vos pensées, de remplir tous vos instants de rêverie ; tout au contraire, au moment où l’idée m’est venue de vous donner mon nom, je me suis d’abord armé de courage contre les chances qu’une trop grande différence d’âge et de mérite me faisait courir, j’ai prévu quelque sentiment dont je pourrais peut-être souffrir, jamais m’offenser. Madame, je vous connais ; mais je connais aussi le roi : son amour n’est pas de ceux qui tendent aux choses célestes. J’ai cru devoir vous en donner l’avis paternel ; duchesse, vous en fe-