Page:Feuillet Echec et mat.djvu/14

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LE DUC.

Alors n’en parlons plus. Mais, tenez, en souvenir que nous en avons parlé, faites-moi un cadeau, comte, donne-moi quelque chose… votre nœud d’épée, par exemple.

MEDIANA.

Mon nœud d’épée ?… quelle fantaisie !

LE DUC.

Oui, je sais qu’il y a mille conjectures à faire sur une pareille demande… Mais ne conjecturez rien, Mediana, et donnez-moi tout bonnement votre nœud d’épée, dont la couleur me plaît.

MEDIANA.

Le voici, duc.

LE DUC.

Maintenant, en échange, prenez le mien… Bon, c’est cela. Puis si l’on vous demande si vos couleurs sont bleu et argent, répondez hardiment que oui ; si l’on vous demande quel nœud d’épée vous portiez hier, dites que c’est celui-là. Ne démordez pour rien de cette réponse. Comte, vous me le promettez ?

MEDIANA.

Soit, mais à une condition, à une seule.

LE DUC.

Laquelle ?

MEDIANA.

C’est que vous me direz quel intérêt vous avez à vous mêler ainsi à ma vie.

LE DUC, avec beaucoup d’affection.

Oui… mais un autre jour, comte. Voici le roi qui vient et je n’aurais pas le temps d’achever mon récit. Adieu, n’oubliez pas que vos couleurs…


Scène IV.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, LE ROI, MEDIANA.
LE ROI, entrant par le fond, examine avec attention le nœud d’épée de Mediana.

Bonjour, Mediana. Duc… (À part.) Bleu et argent, ce n’est pas lui, je savais bien que c’était impossible. (Se retournant vers le duc, et voyant, après un temps assez long, le nœud d’épée couleur de feu.) Monsieur le duc, vous avez là un galant nœud-d’épée.

LE DUC.

Vous trouvez, sire ?

LE ROI.

Ce sont vos couleurs ?

LE DUC.

Ce sont celles que je porte du moins : heureux qu’elles soient du goût de Votre Majesté. Vous-permettez, sire, que je me rende à mes devoirs ?

LE ROI.

Comment ! duc ? Nous connaissons la gravité de ces devoirs qui vous occupent jour et nuit. (Le duc sort par le fond.)


Scène V.

LE ROI, MEDIANA.
MEDIANA, à part.

Je ne comprends rien aux façons de cet homme avec moi.

LE ROI, s’asseyant à gauche.

Mediana, il faut que je te conte une bonne histoire.

MEDIANA.

À moi, sire ?

LE ROI.

Oui, à toi ; mais ne la redis qu’à deux ou trois amis : seulement choisis-les.

MEDIANA.

Bien indiscrets, n’est-ce pas, sire ?

LE ROI.

Bien bavards même. Mediana… mais je gage que je ne t’apprendrai rien de nouveau et que vous en causiez ensemble ?

MEDIANA.

Sire, je vous jure…

LE ROI.

Allons ! avoue que tu es dans le secret.

MEDIANA.

J’ignore à quel secret Votre Majesté fait allusion.

LE ROI.

Vous ne savez pas mentir, Mediana. Voyons, avoue que tu connais le nom de la dame…

MEDIANA, inquiet.

Le nom de la dame ?…

LE ROI.

Oui, de la dame du balcon. Mediana… vous êtes troublé…

MEDIANA.

Sire…


Scène VI.

LA DUCHESSE, LE ROI, LA REINE, MEDIANA ; la reine et la duchesse entrent par la gauche.
LE ROI, se levant.

Oh ! mesdames, venez à mon aide, voici Mediana qui fait le discret.

MEDIANA.

Sire, je supplie Votre Majesté de ne point insister, j’ignore tout.

LA DUCHESSE.

Eh ! qu’ignorez-vous, comte ? dites-nous cela.

LE ROI.

Vous saurez, mesdames, ou plutôt madame, car cela vous regarde particulièrement…

LA REINE.

Moi, sire ?

LE ROI.

Il se passe dans votre palais, madame, des scènes dignes des beaux jours ou plutôt des belles nuits des Amadis.

LA REINE.

Votre Majesté plaisante, sans doute.

LE ROI.

Non pas. Je parle on ne peut-plus sérieusement. Un des plus grands seigneurs de notre cour, un des plus nobles et des plus braves, je ne veux pas vous dire son nom, duchesse, mais je le sais, est amoureux, mais amoureux à la manière des anciens paladins, c’est-à-dire avec mystères, soupirs, rendez-vous nocturnes.

LA REINE.

Oh ! sire, tout cela paraît bien incroyable.

LE ROI.

Vous ne douteriez pas, madame, si hier à dix ! heures du soir vous eussiez été à votre balcon.

LA REINE, troublée.

Je ne vous comprends pas, sire.

LE ROI.

Vous auriez vu le galant se promener sous les fenêtres de vos appartements.

LA REINE.

Mais vous savez que nul sans risquer sa vie ne peut approcher.

LE ROI.

Eh bien ! il y a un homme qui aime assez pour risquer sa vie, voilà tout. (La reine émue regarde Mediana.) Et la preuve, c’est qu’un nœud d’épée a été trouvé à l’endroit où cet homme a été vu.

LA REINE.

Un nœud d’épée ?

LE ROI.

Oui, couleur de feu. (La reine jette un regard rapide sur le nœud d’épée du comte ; le roi, occupé de la duchesse, ne voit rien.) Duchesse, demandez au duc d’Albuquerque s’il n’a pas parmi ses connaissances quelqu’un qui affectionne cette couleur. Viens, Mediana, viens. (Ils sortent.)


Scène VII.

LA DUCHESSE, LA REINE.
LA REINE, à part.

Ah ! je respire.

LA DUCHESSE.

Qu’a voulu dire le roi, et que signifie cet air dont il m’a regardée en me parlant du duc d’Albuquerque ?

LA REINE.

Duchesse !

LA DUCHESSE.

Madame !

LA REINE.

Vous paraissez préoccupée.

LA DUCHESSE.

Mais Votre Majesté elle-même est presque tremblante.

LA REINE.

Voyons, assieds-toi là. (Elles s’asseyent à droite.) Nous avons depuis ton arrivée été constamment séparées par des importuns. C’est à peine si j’ai eu le temps de te demander si tu étais heureuse.