Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/571

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terrible qui peut résulter des craquements du bois, comme nous pûmes nous en rendre compte ! Nous venions de subir encore de rudes assauts, en renversant une série de petites murailles dans les tourbières, quand tout à coup nous aperçûmes comme une apparition infernale, juste droit devant nous, à plusieurs centaines de mètres, une maison rouge, trop grosse sans doute pour espérer la renverser. Nous nous regardâmes et, stupéfaits, nous n’eûmes d’autre pensée que celle de nous demander de quelle manière nous serions écrasés contre ce mur de briques. Sans pouvoir l’expliquer, je crois pouvoir affirmer que l’idée de se soustraire à cet écrasement en sautant de la nacelle ne vint à aucun de nous.

« Nous allions cependant avec une vitesse effrayante ; cent pas encore nous séparaient de cette maison, parallèlement à laquelle se trouvait à proximité un gros arbre. Un bienheureux coup de vent fit subitement dévier le ballon vers la droite et sur l’arbre qui brisa le coin où se tenait Louis Godard. Sa course reprit à travers des marais.

« Après quelques minutes pendant lesquelles nous remarquions avec satisfaction que le ballon se dégonflait, une voix s’écria : Une forêt ! Au même instant, d’horribles secousses produites par les nombreux petits arbres qui précèdent toute grande étendue de bois recommencèrent. Nous étions à bout de nos forces ; nos bras si violemment tendus depuis un temps trop long et que j’évalue à trente et quelques minutes, refusèrent de nous soutenir, les cordes nous déchiraient les mains ; nous sentions peu à peu un affaissement complet envahir tout notre être physique. L’être moral tenait encore, bien qu’il fût déjà sous l’empire d’étranges hallucinations. Ainsi, par exemple, un instant Jules me cria du haut de son cercle : — Tenez-vous donc, d’Arnoult ! — Je me tiens, répondis-je. — Mais non ! Il avait raison, j’étais accroupi, mon bras droit passé autour d’une corde, mais ma main gauche, avec laquelle je croyais serrer fortement une autre corde, était ouverte, et sur le moment je n’étais pas encore bien convaincu que je ne serrais rien.

« Quelques minutes après, un cri déchirant se fit entendre, poussé par le jeune Montgolfier qui étouffait : Grâce ! cria le pauvre garçon. Nous approchions alors de la forêt ; un craquement épouvantable résonna dans l’air, suivi d’une secousse si forte, que je fus jeté en arrière dans la nacelle, dont la trappe était ouverte. Je tombai là au milieu de toutes sortes d’objets ; je me relevai, et ma tête dépassant l’ouverture de la cloison qui formait plafond, je crus apercevoir deux de mes compagnons étendus sur le sol. Une autre secousse me fit faire un haut-le-corps qui me fit sortir à demi de la maison. Je me cramponnai en m’élevant avec les bras ; une troisième secousse me lança en l’air. Je fis deux ou trois tours sur moi-même, et je tombai lourdement la tête la première à terre, où je restai étendu sans connaissance.

« Que le lecteur veuille bien me pardonner si je parle aussi souvent et aussi longuement de ce qui m’est personnel ; j’avoue que j’ignore entièrement comment mes compagnons sont sortis de la nacelle ; eux-mêmes encore aujourd’hui ne s’en rendent pas un compte bien exact. Thirion doit avoir été jeté par côté ; Montgolfier, inanimé, coula sous la nacelle où il devait avoir le sort de Saint-Félix, tombé en même temps que lui ; Yon et Jules ont dû être précipités de leur cercle dans une des grandes secousses qui m’ont jeté dehors. Les trois derniers tombés pourtant, sont Louis Godard, Nadar et sa femme, qu’un instant nous crûmes perdus.

« Je me relevai tout étourdi de ma chute, et je sanglai mon genou le plus abîmé avec un morceau de mouchoir. La nacelle était loin, je la vis bondir, puis disparaître dans la forêt ; j’entendis deux grands cris et ce fut tout. Le ballon, comme un géant, dépassait la tête des grands arbres ; il oscillait, paraissant se débattre et vouloir courir encore. Plusieurs coups de feu partirent, vraisemblablement dirigés contre lui, car il se balança et tomba enfin en écrasant tout autour de lui. Le Géant était enfin terrassé ; je le vis de loin tomber avec regret ; j’éprouvai à son égard la même sensation pénible qu’éprouve le marin dont le navire sombre dans les flots, ou le cavalier dont le coursier s’affaisse expirant après une longue course. Je pensai avec raison que Thirion était l’auteur des coups de feu qui venaient d’achever le monstre ; déjà, dans la nacelle, il avait essayé de tirer, mais inutilement. — Un de sauvé ! m’écriai-je. Au même instant, j’aperçus Jules et Yon qui se dirigeaient vers le bois. — Et de quatre ! leur dis-je. Où sont les autres ? Chose étrange ! pendant le danger nous n’avions éprouvé aucune crainte, et maintenant, que nous étions saufs, une peur atroce nous étreignait le cœur. Quels cadavres allions-nous trouver ? À cent pas en avant du bois, un gémissement nous fit regarder à terre, un corps humain s’y trouvait couché dans la terre et les bruyères ; un corps noir, lacéré, tellement méconnaissable, que je lui demandai qui il était : — Saint-Félix, répondit une voix brisée, presque éteinte. Oh ! que je souffre ! À boire, à boire ! Une de nos cloches, dont le manche était brisé, se trouvait près de lui, je la ramassai, et, m’en servant comme d’un vase, j’allai la remplir d’eau à la rivière l’Aller, qui coulait à cinquante pas de là. Avec cette eau, je rafraîchis la bouche du malheureux, et y ajoutant quelque peu de teinture d’arnica, dont un flacon emporté par moi de Paris avait été miraculeusement préservé dans l’une de mes poches, je lui lavai le visage : sa figure n’avait plus rien d’humain ; la peau du front, de la joue droite, du menton était enlevée ; les yeux, tuméfiés, présentaient l’aspect de deux masses blanchâtres sanguinolentes, grosses comme des œufs de poule