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XI
SOUVENIRS INTIMES

quand il l’importunait : « Va donc voir au fond du jardin ou à la cuisine si j’y suis. » Et l’enfant s’en allait interroger la cuisinière : « Pierre m’a dit de venir voir s’il était là. » Il ne comprenait pas qu’on voulût le tromper et devant les rires restait rêveur, entrevoyant un mystère.

Ma grand’mère avait appris à lire à son fils aîné, elle voulut en faire autant pour le second et se mit à l’œuvre. La petite Caroline à côté de Gustave apprit de suite, lui ne pouvait y parvenir, et après s’être bien efforcé de comprendre ces signes qui ne lui disaient rien, il se mettait à pleurer de grosses larmes. Il était cependant avide de connaître et son cerveau travaillait.

En face de l’Hôtel-Dieu, dans une modeste petite maison de la rue de Lecat, vivaient deux vieilles gens, le père et la mère Mignot. Ils avaient une tendresse extrême pour leur petit voisin. Sans cesse le bambin, sur un signe d’intelligence, ouvrant la grande et lourde porte de l’Hôtel-Dieu, traversait en courant la rue et venait s’asseoir sur les genoux du père Mignot. Ce n’étaient pas les friandises de la bonne femme qui le tentaient, mais les histoires du vieux. Il en savait des quantités plus jolies les unes que les autres et avec quelle patience il les racontait ! Désormais Julie était remplacée. L’enfant n’était pas difficile, mais avait des préférences féroces ; celles qu’il aimait il fallait les lui redire bien des fois.

Le père Mignot faisait aussi la lecture. Don Quichotte surtout passionnait mon oncle ; il ne s’en lassait jamais. Il a toute sa vie gardé pour Cervantès la même admiration.

Dans les scènes suscitées par la difficulté d’apprendre à lire, le dernier argument, irréfutable selon lui, était : « À quoi bon apprendre, puisque papa Mignot lit ? »

Mais l’âge d’entrer au collège arrivait ; il allait