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DE GUSTAVE FLAUBERT.

avoueras comme moi que nous n’avons pas de meilleurs souvenirs ; c’est-à-dire de choses plus intimes, plus profondes et plus tendres même, à force d’être élevées. J’ai revu Paris avec plaisir ; J’ai regardé le boulevard, la rue de Rivoli, les trottoirs, comme si je revenais voir tout cela après cent ans d’absence, et je ne sais pas pourquoi j’ai respiré à l’aise, en me sentant au milieu de ce bruit et de cette cohue humaine. Mais je n’ai personne avec moi, hélas ! Du moment que nous nous quittons, nous abordons sur une terre étrangère où l’on ne parle pas notre langue et où nous ne parlons celle de personne. À peine débarqué j’ai passé mes bottes, suis monté en régie et ai commencé mes visites. L’escalier de la Monnaie m’a essoufflé, parce qu’il a cent marches de haut et aussi que je me rappelais le temps, évanoui sans retour, où je le montais pour aller dîner. J’ai embrassé Mme et Mlle Darcet qui étaient en deuil, je me suis assis dans un fauteuil, j’ai causé une demi-heure et j’ai foutu le camp. Partout j’ai marché dans mon passé, je l’ai remonté comme un torrent que l’on grimpe et dont l’onde vous murmure le long des genoux. J’ai été aux Champs-Élysées ; j’y ai revu ces deux femmes[1] avec qui autrefois je passais des après-midi entiers. La malade était encore à demi couchée dans un fauteuil. Elle m’a reçu avec le même sourire et la même voix. Les meubles étaient toujours les mêmes et le tapis n’était pas plus usé. Par une affinité exquise, par un de ces accords harmonieux dont la perception appartient seulement à

  1. Gertrude et Henriette Collier.