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CORRESPONDANCE

quitter tout cela. Quand on commence à s’identifier avec la nature ou avec l’histoire, on en est arraché tout à coup de façon à vous faire saigner les entrailles. En allant au pont du Gard j’ai vu deux ou trois charrettes de Bohémiens. À Arles j’ai vu des fillettes exquises et, le dimanche, j’ai été à la messe pour les examiner plus à loisir. Je me suis promené dans les Arènes, sur le Théâtre, ce vieux théâtre où l’on a joué le Rudens et les Bacchides, où Ballio et Labrax[1] ont éjaculé leurs injures et éructé leurs obscénités.

À Marseille je n’ai pas retrouvé les habitants de l’hôtel Richelieu. J’ai passé devant, j’ai vu les marches et la porte ; les volets étaient fermés, l’hôtel est abandonné. À peine si j’ai pu le reconnaître. N’est-ce pas un symbole ? Qu’il y a longtemps déjà que mon cœur a ses volets fermés, ses marches désertes, hôtellerie tumultueuse autrefois, mais maintenant vide et sonore comme un grand sépulcre sans cadavre ! Avec un peu de soin, de bonne volonté, je serais peut-être parvenu à découvrir où « elle » loge. Mais on m’a donné des renseignements si incomplets que j’en suis resté là. Il me manque ce qui me manque pour tout ce qui n’est pas l’Art : l’âpreté. Et d’ailleurs j’ai un dégoût extrême à revenir sur mon passé, cependant que ma curiosité impitoyable demande à tout creuser et à tout fouiller jusqu’aux dernières vases.

Je ne lis rien, je n’écris rien, je ne pense pas davantage. Écris-moi à Gênes. Soigne bien ton

  1. Labrax, personnage du Rudens, où il joue le rôle de leno. Ballio joue le même rôle dans le Pseudolus.