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DE GUSTAVE FLAUBERT.

grise et jaillit à l’œil dès en entrant. Au-dessous du nom la pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui s’est appuyée là l’avait usée par son poids. Je me suis abîmé en contemplation devant ces cinq lettres.

Ce soir, tout à l’heure, j’ai été, en fumant mon cigare, me promener dans une petite île qui est sur le lac, en face de notre hôtel, et qu’on appelle l’île Jean-Jacques, à cause de la statue de Pradier qui y est. Cette île est un lieu de promenade où on fait de la musique le soir. Quand je suis arrivé au pied de la statue, les instruments de cuivre résonnaient doucement ; on n’y voyait presque plus ; le monde était assis sur des bancs, en vue du lac, au pied des grands arbres dont la cime presque tranquille se remuait pourtant. Ce vieux Rousseau se tenait immobile sur son piédestal et écoutait tout cela. J’ai frissonné ; le son des trombones et des flûtes m’allait aux entrailles. Après l’andante est venu un morceau joyeux et plein de fanfares. J’ai pensé au théâtre, à l’orchestre, aux loges pleines de femmes poudrées, à tous les tressaillements de la gloire et à ce paragraphe des Confessions : « J.-J. tu doutais, toi qui quinze ans plus tard, haletant, éperdu… » La musique a continué longtemps. Je remettais de symphonie en symphonie à rentrer chez moi ; enfin je suis parti. Aux deux bouts du lac de Genève il y a deux génies qui projettent leur ombre plus haut que celle des montagnes : Byron et Rousseau, deux gaillards, deux mâtins, qui auraient fait de bien « bons avocats ».

Tu me dis que tu deviens de plus en plus amoureux de la nature ; moi, j’en deviens effréné. Je regarde quelquefois les animaux et même les