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DE GUSTAVE FLAUBERT.

108. À MAXIME DU CAMP.
[Croisset], 7 avril 1846.

J’ai pris une feuille de grand papier avec l’intention de t’écrire une longue lettre ; peut-être ne vais-je pas t’envoyer trois lignes ; c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est jaune, le gazon est vert ; les arbres ont à peine des feuilles, elles commencent ; c’est le printemps, l’époque de la joie et des amours. — « Mais il n’y a pas plus de printemps dans mon cœur que sur la grande route, où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillons. » — Te rappelles-tu où cela est ? C’est de Novembre[1]. J’avais dix-neuf ans quand j’ai écrit cela, il y a bientôt six ans. C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. Je ne me plains pas de cela, du reste ; mes derniers malheurs m’ont attristé, mais ne m’ont pas étonné. Sans rien ôter à la sensation, je les ai analysés en artiste. Cette occupation a mélancoliquement récréé ma douleur. Si j’avais attendu de meilleures choses de la vie, je l’aurais maudite ; c’est ce que je n’ai pas fait. Tu me regarderais peut-être comme un homme sans cœur, si je te disais que ce n’est pas l’état présent que je considère comme le plus pitoyable de tous. Dans le temps que je n’avais à me plaindre de rien, je

  1. Voir Œuvres de jeunesse inédites, II, p. 162.