Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/260

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
212
CORRESPONDANCE

la joie et t’entourer d’une félicité calme et continue, pour te payer un peu tout ce que tu m’as donné à pleines mains dans la générosité de ton amour. J’ai peur d’être froid, sec, égoïste, et Dieu sait pourtant ce qui, à cette heure, se passe en moi. Quel souvenir ! et quel désir ! Ah ! nos deux bonnes promenades en calèche ! qu’elles étaient belles, la seconde surtout avec ses éclairs ! Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par les lanternes, et le balancement des ressorts ; nous étions seuls, heureux. Je contemplais ta tête dans la nuit ; je la voyais malgré les ténèbres ; tes yeux t’éclairaient toute la figure. Il me semble que j’écris mal ; tu vas lire ça froidement ; je ne dis rien de ce que je veux dire. C’est que mes phrases se heurtent comme des soupirs ; pour les comprendre, il faut combler ce qui sépare l’une de l’autre ; tu le feras n’est-ce pas ? Rêveras-tu à chaque lettre, à chaque signe de l’écriture ? comme moi, en regardant tes petites pantoufles brunes, je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu’elles en étaient chaudes […] le mouchoir est dedans. […]

Ma mère m’attendait au chemin de fer ; elle a pleuré en me voyant revenir. Toi, tu as pleuré en me voyant partir. Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous déplacer d’un lieu sans qu’il en coûte des larmes des deux côtés ! C’est d’un grotesque bien sombre. J’ai retrouvé ici les gazons verts, les arbres grands et l’eau coulant comme lorsque je suis parti. Mes livres sont ouverts à la même place ; rien n’est changé. La nature extérieure nous fait honte ; elle est d’une sérénité désolante pour notre orgueil. N’importe, ne son-