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DE GUSTAVE FLAUBERT.

mille détails, mais qui m’amusent. Mais sais-tu les deux postures où je te revois toujours ? C’est dans l’atelier, debout, posant, le jour t’éclairant de côté, quand je te regardais, que tu me regardais aussi ; et puis le soir, à l’hôtel, je te vois couchée sur mon lit, les cheveux répandus sur mon oreiller, les yeux levés au ciel, blême, les mains jointes, m’envoyant des paroles folles. Quand tu es habillée, tu es fraîche comme un bouquet. Dans mes bras je te trouve d’une douceur chaude qui amollit et qui enivre. Et moi, dis-moi comment je t’apparais. De quelle façon mon image vient-elle se dresser sous tes yeux ?… Quel pauvre amant je fais, n’est-ce pas ! Sais-tu que ce qui m’est arrivé avec toi ne m’est jamais arrivé ? (j’étais si brisé depuis trois jours et tendu comme la corde d’un violoncelle). Si j’avais été homme à estimer beaucoup ma personne, j’aurais été amèrement vexé. Je l’étais pour toi. Je craignais de ta part des suppositions odieuses pour toi ; d’autres peut-être auraient cru que je les outrageais. Elles m’auraient jugé froid, dégoûté ou usé. Je t’ai su gré de cette intelligence spontanée qui ne s’étonnait de rien, quand moi je m’étonnais de cela comme d’une monstruosité inouïe. Il fallait donc que je t’aimasse, et fort, puisque j’ai éprouvé le contraire de ce que j’avais été à l’abord de toutes les autres, n’importe lesquelles. Tu veux faire de moi un païen, tu le veux, ô ma muse ! toi qui as du sang romain dans le sang. Mais j’ai beau m’y exciter par l’imagination et par le parti pris, j’ai au fond de l’âme le brouillard du Nord que j’ai respiré à ma naissance. Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et