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DE GUSTAVE FLAUBERT.

toi étant là, je n’aurais pas la force de m’exiler, projet de ma jeunesse et qu’un jour j’accomplirai. Car je veux vivre dans un pays où personne ne m’aime, ni ne me connaisse, où mon nom ne fasse rien tressaillir, où ma mort, où mon absence ne coûte pas une larme. J’ai été trop aimé, vois-tu ; tu m’aimes trop. Je suis rassasié de tendresses, et j’en veux toujours, hélas ! Tu me dis que c’est un amour banal qu’il me fallait : il ne m’en fallait aucun, ou le tien, car je ne puis en rêver un plus complet, plus entier, plus beau. Il est maintenant dix heures ; je viens de recevoir ta lettre et d’envoyer la mienne, celle que j’ai écrite cette nuit. À peine levé, je t’écris encore sans savoir ce que je vais te dire. Tu vois bien que je pense à toi. Ne m’en veux pas quand tu ne recevras pas de lettres de moi. Ce n’est pas ma faute. Ces jours-là sont ceux où je pense peut-être le plus à toi. Tu as peur que je ne sois malade, chère Louise. Les gens comme moi ont beau être malades, ils ne meurent pas. J’ai eu toute espèce de maladies et d’accidents ; des chevaux tués sous moi, des voitures versées, et jamais je n’ai été écorché. Je suis fait pour vivre vieux, et pour voir tout périr autour de moi et en moi. J’ai déjà assisté à mille funérailles intérieures ; mes amis me quittent l’un après l’autre, ils se marient, s’en vont, changent ; à peine si l’on se reconnaît et si l’on trouve quelque chose à se dire. Quel irrésistible penchant m’a donc poussé vers toi ? J’ai vu le gouffre un instant, j’en ai compris l’abîme, puis le vertige m’a entraîné. Comment ne pas t’aimer, toi si douce, si bonne, si supérieure, si aimante, si belle ! Je me souviens de ta voix, quand tu me parlais le soir