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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Qui sait ? (c’est là mon grand mot). J’en doute ; mon imagination s’éteint, je deviens trop gourmet. Tout ce que je demande, c’est à continuer de pouvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais ; j’en suis sûr. Il me manque énormément, l’innéité d’abord, puis la persévérance au travail. On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. Le mot de Buffon est un grand blasphème : le génie n’est pas une longue patience. Mais il a du vrai, et plus qu’on ne le croit, de nos jours surtout.

J’ai lu ce matin des vers de ton volume avec un ami[1] qui est venu me voir. C’est un pauvre garçon qui donne ici des leçons pour vivre et qui est poète, un vrai poète, qui fait des choses superbes et charmantes, et qui restera inconnu, parce qu’il lui manque deux choses : le pain et le temps. Oui, nous t’avons lue, nous t’avons admirée.

Crois-tu qu’il ne m’est pas doux de me dire : « Elle est à moi pourtant ? ». Il y aura dimanche quinze jours, quand tu es restée à genoux par terre, me regardant avec tes yeux doucement avides, je contemplais ton front en songeant à tout ce qui était dessous, je regardais ta tête entourée de tes cheveux légers et nombreux avec un ébahissement infini.

Je ne voudrais pas que tu me visses maintenant : je suis laid à faire peur. J’ai un énorme clou à la joue droite, qui m’enfle l’œil et me distend le haut de la figure. Je dois être ridicule. Si tu me

  1. Louis Bouilhet