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DE GUSTAVE FLAUBERT.

As-tu vu Phidias ? Pourquoi n’est-il pas venu ? Je suis sûr que c’est une galanterie qu’il a cru nous faire en nous privant de sa présence ; il a pensé que nous avions des adieux à nous donner. S’il a agi dans ce sentiment, c’est bien et il faut lui en savoir gré. Tâche de savoir quand et si il vient à Rouen.

Le bon dîner que nous avons fait ensemble avant-hier ! (avant-hier, que c’est loin déjà !). Le soir, quand je te donnais le bras, dans quel calme et dans quel oubli j’étais ! Et quand nous sommes rentrés, que nous avons été seuls, quand j’ai senti tes membres doux sur les miens… Ah ! ne m’accuse plus de ne voir jamais que la misère de la vie… Pourquoi donc une heure d’ivresse est-elle payée par un mois d’ennui ? Compte les larmes que tu as déjà répandues ; elles excèdent le nombre de mes baisers n’est-ce pas ? Et pourtant, n’avons-nous pas été heureux ?

En nous promenant hier en voiture, nous parlant, nous tenant les mains, je rêvais à ce qu’aurait pu être notre existence si nous eussions été dans des positions différentes, si j’habitais Paris toujours, si tu étais seule, si j’étais libre. Nous étions là comme de jeunes époux riches, beaux, dans leur lune de miel. Te la figures-tu cette vie-là, passée, douce et remplie, à travailler ensemble, à nous aimer ?

Aujourd’hui je n’ai rien fait. Pas une ligne d’écrite ou de lue. J’ai déballé ma Tentation de Saint-Antoine[1] et je l’ai accrochée à ma muraille ; voilà tout. J’aime beaucoup cette œuvre. Il y avait longtemps que je la désirais. Le grotesque

  1. Gravure de Callot.