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DE GUSTAVE FLAUBERT.

j’ai peur de te faire pleurer, et quand je te touche, de te blesser.

Tu te rappelles mes caresses violentes, et comme mes mains étaient fortes ? Tu tremblais presque ! Je t’ai fait crier deux ou trois fois. Mais sois donc plus sage, pauvre enfant que j’aime, ne te chagrine pas pour des chimères !

Tu me reproches l’analyse ; mais toi tu mets dans mes mots une subtilité funeste. Tu n’aimes pas mon esprit, ses fusées te déplaisent ; tu me voudrais plus uni de ton, plus monotone de tendresse et de langage. Et c’est toi ! toi ! qui fais comme les autres, comme tout le monde, qui blâmes en moi la seule chose bonne, mes soubresauts et mes élans naïfs ! Oui, toi aussi tu veux tailler l’arbre et, de ses rameaux sauvages mais touffus, qui s’élancent en tous sens pour aspirer l’air et le soleil, faire un bel et doux espalier que l’on collerait contre [un] mur et qui alors, il est vrai, rapporterait d’excellents fruits qu’un enfant pourrait venir cueillir sans échelle. Que veux-tu que j’y fasse ? J’aime à ma manière ; plus ou moins que toi ? Dieu le sait. Mais je t’aime, va, et quand tu me dis que j’ai peut-être fait pour des femmes vulgaires ce que je fais pour toi, je ne l’ai fait pour personne, personne — je te le jure —. Tu es bien la seule et la première pour laquelle seulement j’aie fait un voyage, et que j’aie assez aimée pour cela, puisque tu es la première qui m’aime comme tu m’aimes. Non, jamais avant toi une autre n’a pleuré des mêmes larmes, et ne m’a regardé de ce regard tendre et triste. Oui, le souvenir de la nuit de mercredi est mon plus doux souvenir d’amour. C’est celui-là, si je